Dissimulé dans l’ombre des hautes herbes, un allosaure l’observait. La stratégie des carnivores avait fonctionné à merveille : ils avaient surgi de toutes parts et, encerclant les herbivores, étaient parvenus à les disperser de quelques coups de griffes bien placés. Des plaies superficielles, évidemment, mais l’odeur et la vue du sang faisaient toujours merveille sur ces gros sauropodes idiots. Dans la bousculade un petit était resté à l’écart, pétrifié par la peur. Le carnivore l’observait : il reniflait, regardant autour de lui en quête d’une direction à suivre.
Une proie facile.
Se redressant sur ses puissantes pattes arrière, le théropode étudiait sa victime avec attention. Le brachiosaure avait beau n’être qu’un bébé, il devait bien faire ses douze tonnes. C’était toujours quatre fois plus que son propre poids… il fallait y aller prudemment. Autour de lui, le reste des chasseurs s’était rassemblé. À eux six, ils n’auraient aucun mal à en venir à bout, mais mieux valait être prudent pour éviter un accident bête. D’un sifflement, l’allosaure donna le signal de l’attaque.
Le petit se dirigeait au hasard. Il suivait une trace qui aurait pu être celle de sa mère et, accaparé par cet objectif, ne remarqua pas les deux silhouettes qui s’étaient élancées derrière lui. Tout alla très vite : sortie de nulle part, une forme était apparue devant lui. Le dinosaure n’avait pas besoin d’en avoir beaucoup vues, pour reconnaître la menace d’un prédateur. Erreur de la jeunesse, il s’arrêta et se cabra.
Son opposant n’aurait jamais pu encaisser une charge, mais il avait misé sur ce réflexe primaire. Stupides herbivores. Le brachiosaure comprit aussitôt son erreur : sitôt arrêté, une douleur atroce lui vrilla l’échine, alors que griffes et dents se plantaient dans sa nuque. Hurlant de douleur, il tenta de se débarrasser de son assaillant, mais chacun de ses soubresauts agrandissait les plaies qui lui labouraient le dos. Quand il parvint enfin à éjecter le carnivore, de longues balafres sanguinolentes lui creusaient les reins, les côtes et les épaules. Pris de panique, le dinosaure s’élança de nouveau, balayant les deux allosaures qui tentèrent de lui barrer le passage.
De nouveau groupés, les chasseurs savouraient leur victoire. Persuadé de leur avoir échappé, le bébé allait courir à en perdre haleine droit devant lui pour les distancer. Avec ses blessures, il s’affaiblirait rapidement et les carnivores n’auraient qu’à suivre les traces de sang pour remonter sa piste et lui porter le coup de grâce. À l’aube, il serait mort.
L’attaque est foudroyante : profitant de la longue plainte du vent, le carnivore s’est élancé d’un bond vers sa proie. L’herbivore sent la menace fondre sur lui, mais trop tard. Par réflexe, il balance sa queue vers l’avant, alors que les mâchoires du monstre claquent sur sa nuque.
– Aïe ! Merde Flare, t’es con ou quoi ?
L’ankylosaure passe sa patte où le tyrannosaure l’a touché.
– Ben quoi ?
– Ça va pas de me mordre comme ça ?
– Oh, eh, ça va chochotte ! Si t’as peur de mes dents de lait, tu feras pas long feu dans un vrai combat !
– C’est ça… Fais pas trop le malin, je te signale que t’as pris ma queue en pleine gueule.
– Tu rigoles ? Tu m’as à peine effleuré !
– Attends que mes os se soient solidifiés, tu verras ce que ça fait de prendre un bloc de pierre en pleine tronche !
Interrompant leur dispute, le ptéranodon touche terre entre eux et replie ses immenses ailes le long de ses flancs. Le tyrannosaure se tourne vers lui, pointant une de ses petites pattes sur l’ankylosaure d’un geste accusateur.
– Ah ! Flynn, tu tombes à pic ! J’ai gagné, pas vrai ?
– Euh…
– N’importe quoi ! Flynn, dis-lui que je l’ai touché en premier !
– Écoute Ernie, je…
Le carnivore s’agite, trépignant sur son postérieur.
– Zut à la fin ! À quoi ça sert que tu fasses l’arbitre de là-haut, si t’es pas foutu de nous départager ?
– Disons que vous êtes à égalité, voilà. Je déclare le match nul !
– Pfff…
Les deux dinosaures se regardent en coin, déçus par ce compromis de facilité. Le ptéranodon, lui, est plutôt satisfait de sa pirouette : il déteste servir de tampon entre ces deux têtes de lard. Soucieux de clore l’épisode avant que ça ne recommence, il étend ses ailes sur les épaules de ses camarades.
– Allez, serrez-vous la patte, vous aurez d’autres occasions de vous battre.
– Bien joué, Flare, grommelle l’ankylosaure.
Le carnivore avance son petit bras, ridicule à côté de celui de l’herbivore, et lui serre la patte.
– Toi aussi, Ernie. C’était un beau combat.
– À la bonne heure !
Le ptéranodon sourit avant de se tourner vers l’arrière.
– Quelqu’un a vu Eroll ?
– Je suis là ! répond une voix fluette dans les herbes.
En quelques bonds gracieux, un petit mammifère rejoint les trois dinosaures.
– Qu’est-ce que tu foutais ? demande Flare.
– Bah eh ! T’as jamais besoin de t’isoler, toi ?
– Oh. Mouais. Dommage, t’as raté notre combat.
– Pas entièrement, plaisante le jeune leptictidium, je vous ai entendus vous battre pour savoir qui avait gagné.
Le rire des quatre amis retentit dans la clairière, alors qu’ils prennent le chemin du retour.
Le diplodocus étouffa un soupir. Il avait connu de nombreuses batailles et savait que l’avenir en verrait de nombreuses autres. De mémoire de dinosaure, la guerre avait toujours existé. Son père, son grand-père, son arrière-grand-père et tous les autres avant lui, aussi loin que remonte leur mémoire collective dans les derniers sursauts du Trias, herbivores et carnivores s’étaient livré un combat sanglant. Un jour pourtant, peut-être que la guerre cessera. Peut-être que les dinosaures apprendront à coexister et qui sait, pourquoi pas à vivre ensemble ?
Un sourd vrombissement le tira de sa torpeur : ce ne sera pas pour aujourd’hui. Bientôt, le sol se mettra à trembler, et la plaine se couvrira du sang et des cris des créatures déchaînées. Le dinosaure leva les yeux au ciel, vers le soleil de plomb qui s’apprêtait à être le témoin de leur sacrifice. « C’est un beau jour pour mourir », pensa-t-il.
D’un geste de tête, il fit signe à ses camarades que l’heure était venue.
Le troupeau s’ébranla d’un pas décidé.
Un choc sourd tire le petit mammifère de sa rêverie. Leur professeur d’histoire, un vieux tricératops bougon, vient de cogner sa lourde crête osseuse contre un rocher. Fixant le jeune T-rex avec sévérité, il le réprimande de sa voix gutturale :
– Si notre petit ami Flare veut bien nous faire profiter de sa conversation, nous aurons peut-être la chance de partager l’hilarité de sa voisine ?
Ela rougit tandis que Flare bafouille un truc incompréhensible. Le professeur se tourne à nouveau vers la classe.
– Bien. Reprenons. Comme vous le savez, carnivores et herbivores se sont livré une guerre sans merci pendant des millions d’années. Ce n’est qu’au début du Crétacé que les deux camps sont parvenus à une trêve, puis à la paix que nous connaissons aujourd’hui.
Flynn lève une aile. Il a le chic pour poser des questions tordues juste avant la fin des cours, ce qui relance les profs dans de longues explications, au grand désespoir des élèves. Ernie lève les yeux au ciel, tandis qu’Eroll pouffe de rire.
– Pourquoi ils se faisaient la guerre, monsieur ?
Le vieux tricératops s’éclaircit la voix et gratifie le ptéranodon d’un sourire satisfait.
– C’est une très bonne question, Flynn, sur laquelle les avis sont partagés. Les herbivores accusaient les carnivores de vouloir les exterminer. Les carnivores accusaient les herbivores de proliférer et d’exploiter l’écosystème de manière irréfléchie et immodérée. La réalité est sûrement plus compliquée que ça. Même si nous avons des exemples historiques d’abus et de massacres gratuits, la plupart des carnivores ne tuaient que pour se nourrir. À l’inverse, même si on peut mesurer les dégâts que causaient les migrations des colonies géantes de brachiosaures ou de diplodocus, la plupart des herbivores – géants ou non – ne mangeaient que la quantité nécessaire à leur survie.
– Alors pourquoi se sont-ils fait la guerre ? demande Flynn, conscient que sa double question lui vaudra quelques insultes à la récréation.
– Parce que les deux camps se considéraient comme l’espèce dominante. Les dinosaures se sont élevés ensemble pour survivre et s’imposer dans un monde hostile et sauvage. Mais depuis qu’ils règnent sur la Terre, il leur est difficile de trouver un équilibre. C’est dans notre nature de vouloir toujours aller plus loin. Dominer le monde, d’une manière ou d’une autre, aurait ouvert au vainqueur des possibilités infinies. Même si ce point est contesté par de nombreux historiens, je pense que le fond du problème a plus trait à l’idéologie qu’à la survie… Mais revenons à la leçon d’aujourd’hui : lorsque la trêve a été conclue, après des millions d’années d’un conflit stérile, les dinosaures se sont séparés. Les herbivores sont partis vivre en Laurasie, alors que les carnivores s’installaient au Gondwana. Cet isolement était la garantie matérielle que chacun respecterait le traité de paix.
Cette fois, c’est Ela qui lève la patte.
– Oui Ela ?
– Monsieur… puisque les carnivores étaient les plus forts, pourquoi ont-ils accepté de faire la paix ?
Le vieux professeur sourit devant la naïveté de sa jeune élève.
– Avoir des griffes et des dents ne suffit pas à se déterminer comme « le plus fort », Ela. Longtemps, les carnivores ont été les plus forts physiquement. Mais comme beaucoup de prédateurs, ils ont toujours eu du mal à s’allier en grand nombre. À l’inverse, les herbivores ont très vite compris qu’en restant groupés, ils avaient de plus grandes chances de survie.
– Donc si les carnivores avaient réussi à s’entendre et à attaquer ensemble, ils auraient gagné la guerre ?
Le tricératops réfléchit un instant avant de répondre.
– Au Trias, ou au Jurassique, oui. Probablement. Même si les carnivores ont toujours été beaucoup moins nombreux que les herbivores. Les sauropodes géants qui composaient à l’époque le gros des troupes des herbivores ne disposaient pas d’armes à proprement parler. Certaines parties de leur corps pouvaient faire des ravages, comme leur queue ou leur poids quand ils chargeaient, mais c’était insuffisant pour leur permettre de prendre le dessus.
Flynn tend son aile, pour poser une nouvelle question.
– Monsieur… Je comprends que les carnivores n’aient pas réussi à s’allier en grand nombre à l’époque pour prendre le dessus. Mais depuis qu’ils vivent au Gondwana, ils doivent avoir appris à s’organiser et à vivre ensemble, non ? Pourquoi n’attaquent-ils pas maintenant ?
– C’est une excellente question, Flynn. D’une part, ça impliquerait la fin de la paix et une nouvelle guerre mondiale. Je pense qu’aucun des deux camps n’est prêt à assumer cette responsabilité. De plus, depuis la fin du conflit, les herbivores ont compris que l’avantage numérique ne suffirait plus à les sauver si les combats reprenaient. À l’époque de la guerre, seuls quelques herbivores comme le stégosaure étaient armés pour se battre. Mais depuis, les herbivores ont évolué vers des formes beaucoup plus combatives. Il n’y a qu’à regarder mes cornes pour s’en convaincre… et si vous jetez un œil à votre petit camarade Ernie, vous verrez que sa cuirasse osseuse et la massue qui termine sa queue en font un combattant capable d’affronter à peu près n’importe quel prédateur. Les carnivores seraient beaucoup moins sûrs de remporter la guerre aujourd’hui.
Ernie lance un coup d’œil moqueur à Flare, reformulant en silence le « n’importe quel prédateur » du prof. Le T-rex hausse les épaules et soutient son regard avec assurance.
– Toujours est-il qu’après la séparation des espèces, reprend le tricératops, certains dinosaures ne s’estimèrent pas convaincus par la situation. Pour eux, l’avenir des dinosaures passait par une reconstruction commune. Ils pensaient que la division du monde en deux blocs ne pouvait aboutir qu’à des tensions et un éloignement de leurs idéaux. Ces dinosaures décidèrent de former une petite communauté, au sein de laquelle herbivores et carnivores cohabiteraient librement, dans le respect de règles strictes.
– Ça ressemble à l’Avalonie, monsieur.
– En effet, Flynn. Vos parents et leurs parents avant eux, se sont battus pour que nous puissions vivre en paix, ici, en Avalonie. Nous sommes là pour prouver au monde que les dinosaures peuvent cohabiter pacifiquement et évoluer ensemble vers un monde meilleur. Notre communauté n’a que quelques millions d’années d’existence, mais nous avons déjà fait de gros progrès et… ah. Je vois que nous avons dépassé l’heure. Nous reprendrons le cours la prochaine fois, vous pouvez y aller. Flare ! Ernie ! Ne commencez pas à vous chamailler !
Laurasie, 65 millions d’années avant JC, fin du Crétacé
Résignés, conscients que s’ils se conduisent bien le reste de leur famille sera retiré des quotas jusqu’à la prochaine génération, la plupart des dinosaures se contentent de brouter en silence, traçant de longues tranchées dans les parterres de datura.
Un cri s’élève au loin : les carnivores arrivent pour prélever leur tribut. Mus par un réflexe vieux de plusieurs millions d’années, les herbivores rentrent le cou et se serrent les uns contre les autres.
Pour eux, l’heure est venue.
– Qu’est-ce qui se passe, maman ?
Sa mère tourne la tête et pose sur son fils un regard tendre.
– Rien, Ernie. Ne t’en fais pas.
Ce dernier se renfrogne.
– Je ne suis plus un bébé, tu sais. Tout le monde n’arrête pas de me dire que dans quelque temps, je serai adulte et capable de combattre n’importe qui ! Il serait peut-être temps que tu arrêtes de me considérer comme un enfant, je suis en âge de comprendre les choses !
Elle reste un moment silencieuse, ses yeux pleins de larmes posés sur lui. Quand au bout d’un moment elle passe sa grosse patte sur son épaule, sa voix tremble.
– Tu viens de me rappeler ton père, mon chéri.
Ernie n’a jamais connu son père. Il a disparu peu après sa naissance, dans des circonstances obscures. Sa mère n’y fait que rarement allusion.
– Il me manque tellement, reprend-elle. Quand il était là, j’avais l’impression que tout était plus facile. Il savait toujours quoi faire, quoi dire. Il savait exactement où nous devions aller et comment nous y rendre. Depuis sa disparition, tout me semble si compliqué…
Une grosse larme coule sur la grosse joue osseuse du dinosaure. Le jeune ankylosaure pose sa tête sur l’épaule de sa mère, inquiet de la voir pleurer.
– Tu as raison Ernie, tu es en âge de comprendre les choses. Tu te souviens de ton oncle ? Tonton Fulbert ?
– Celui qui vit en Laurasie ?
– Oui. Il venait souvent nous voir quand tu étais petit.
– Je m’en souviens bien, il est gentil.
Sa mère sourit tristement.
– Il ne viendra plus nous voir.
Ernie se redresse. Son air s’est durci.
– Il lui est arrivé quelque chose ?
– Il a disparu. Comme… ton père, avant lui.
Ernie sent son cœur s’arrêter. Il aime beaucoup tonton Fulbert et une douleur lancinante s’élève dans sa poitrine à l’idée qu’il ne le reverra plus, mais pour la première fois de sa vie il va apprendre quelque chose sur la disparition de son père.
– Disparu ?
– Il a été emmené par des carnivores. J’ai appris la nouvelle avant-hier.
– Emmené ? Mais… pourquoi faire ?
Sa mère ne répond pas, elle se contente de poser sur lui un regard navré. Lorsqu’il comprend, Ernie sent le sol tournoyer. Quelque chose vole en éclats au fond de son cœur. Pour lui, les carnivores ont toujours été des copains. Il n’y a pas de différences entre un carnivore et un herbivore… tous sont des dinosaures, qui jouent ensemble, grandissent ensemble… vivent ensemble. La seule différence est que les uns mangent des plantes et les autres de la viande.
Jamais auparavant Ernie n’avait aussi froidement réalisé d’où venait… « la viande ». Il titube en arrière et s’assied.
– Mais… pourquoi… comment… ils n’ont pas… le droit ? Je croyais que les herbivores et les carnivores avaient fait la paix ? Le professeur nous l’a dit à l’école…
– Le professeur a raison, Ernie. Les dinosaures ont fait la paix il y a de ça des millions d’années.
– Alors pourquoi ?
Sa maman baisse la tête. Elle a toujours redouté le jour où il lui faudrait expliquer à son petit que les contes pour enfants qu’elle lui racontait ont leurs limites. Que l’utopie avalonienne dissimule une cruelle réalité. L’air grave, elle s’assied face à Ernie.
– Les carnivores ont besoin de viande pour vivre. Ça n’est pas de leur faute, c’est comme ça. Nous mangeons des plantes, eux de la viande. Ils n’ont pas le choix. Quand la paix a été signée, à la fin de la guerre, il a été décidé que les carnivores et les herbivores se sépareraient.
– On a vu ça en classe, précise Ernie. Les herbivores sont partis en Laurasie et les carnivores au… Gondwana, je crois.
– Oui, sourit sa mère. Exactement. Ainsi, la guerre devenait impossible. Mais les carnivores avaient besoin de viande pour survivre. Ils se sont engagés à ne plus attaquer aucun herbivore à condition que les herbivores leur fournissent, chaque mois, une quantité de viande suffisante à leur survie.
Ernie met un instant à mesurer la portée de ces paroles. Quand il comprend enfin, il se met à bafouiller.
– Tu… tu veux dire que… chaque mois…
– … la Laurasie envoie des herbivores au Gondwana, pour servir de nourriture.
– Mais c’est horrible !
– Non mon chéri. C’est nécessaire. Le Gondwana n’a pas attaqué une seule fois la Laurasie depuis des millions d’années. Ils respectent leur part du marché. Les herbivores respectent la leur en fournissant aux carnivores de quoi subsister. Depuis le temps, cette méthode a permis de sauver des millions de vies : chaque mois la Laurasie ne fournit que le strict nécessaire au Gondwana, aucun herbivore supplémentaire n’est tué inutilement. C’est une dure nécessité, mais c’est la seule solution à ce que la paix soit maintenue.
– Mais… ce sont des gens qui meurent… à chaque fois !
– Des scientifiques carnivores ont fait des études très sérieuses sur les plantes, Ernie. Beaucoup pensent que les plantes sont aussi vivantes que nous. Il y a des gens qui sont d’accord avec ces théories, même chez les herbivores. Tuer pour se nourrir n’est pas un crime.
– Mais… comment font les carnivores, ici, en Avalonie ?
Ernie a posé la question le souffle court. Il a l’impression que le sol se dérobe sous ses pieds. Sa maman baisse les yeux avant de répondre.
– La même chose… à peu près.
Sans oser regarder son fils dans les yeux, elle lui explique les terribles conditions qui rendent possible la cohabitation avalonienne.
– Le traité de paix entre la Laurasie et le Gondwana stipule que les dinosaures doivent être envoyés vivants et en bonne santé. Ici, les choses sont beaucoup plus précises. Les enfants sont exclus des quotas. Sont livrés aux carnivores les criminels, les carnivores qui ont enfreint les règles, les malades incurables et surtout, les morts. Les carnivores d’Avalonie ont tous accepté de manger de la viande « morte » en priorité. Mais parfois… ça ne représente pas assez de nourriture.
– Que… qu’est-ce qui se passe dans ces cas-là ?
– Tout le monde fait des efforts. Les carnivores jeûnent aussi longtemps que possible. Les herbivores font appel à des volontaires.
Ernie affiche un air dégoûté. Sa mère s’allonge pour se mettre à sa hauteur.
– Ça n’est pas aussi monstrueux que ça en a l’air, mon chéri. Tous les Avaloniens sont ici par conviction. Tout est surveillé pour que les choses se passent au mieux. Les naissances sont contrôlées. Les carnivores et les herbivores comptent les uns sur les autres. De nombreux carnivores se laissent mourir de faim en période de crise, car ils refusent de manger des herbivores vivants. De nombreux herbivores se sont déjà portés volontaires… servir de nourriture signifie sauver des vies, pour nous.
Le petit ankylosaure n’a pas l’air convaincu.
– Nous les nourrissons… mais eux, qu’est-ce qu’ils font pour nous ?
– Ils nous aident, Ernie. Ils nous protègent. Lorsque l’Avalonie a été créée, la Laurasie et le Gondwana y étaient opposés. Les deux camps ont essayé d’annexer notre jeune pays par la force. Sans le courage et la détermination de nos carnivores, l’Avalonie n’existerait plus depuis longtemps. Les carnivores ont partagé avec nous tout leur savoir, leurs techniques de combat, de chasse. Nous n’aurions jamais pu arriver là sans eux.
Ernie se refuse à l’admettre, mais au fond de lui il sent que sa mère a raison. Une dernière question lui brûle les lèvres.
– Et papa ?
– Ton père et moi travaillions tous deux au gouvernement à l’époque. Il y avait une terrible crise, les herbivores se portaient bien, il n’y avait pas de malades, peu de morts. Aucun criminel. Les carnivores vivaient une terrible famine, qui avait déjà fait des milliers de morts. Il y avait des volontaires, mais ça ne suffisait pas. Nous avons dû prendre une terrible décision… pour la première fois de l’histoire d’Avalonie, des herbivores furent désignés par un tirage au sort pour servir de volontaires.
– … et papa a été… choisi ?
La maman d’Ernie renifle pour retenir ses larmes.
– Non. Moi. Tu étais tout petit à l’époque. Ton père a refusé que je parte, il m’a forcée à le laisser prendre ma place, il…
Un sanglot secoue la vieille dinosaure, qui ne peut achever sa phrase, les yeux pleins de larmes. Ernie se blottit contre elle. Il n’est pas triste. Même si son père lui manque, il a fait son deuil depuis longtemps et se sent libéré d’un poids, maintenant qu’il connaît la vérité. Mais la vue de sa mère en larmes le bouleverse. Elle s’enfonce dans un silence songeur. Un air inquiet a remplacé ses larmes. Ernie se laisse de nouveau tomber au sol : ses démangeaisons reprennent de plus belle. Il ferme les yeux et laisse ses souvenirs ressurgir.
Lorsqu’il s’endort, son oncle Fulbert le fait sauter sur son dos en riant.
Gondwana, 65 millions d’années avant JC, fin du Crétacé
Il n’y arrive pas.
Cette décision n’est pas la sienne, c’est celle de tout un peuple, bafoué, trahi. Une décision issue de la colère et de la haine, une décision aussi compréhensible que justifiable. Ça n’en fait pas une bonne décision pour autant, mais que peut-il y faire ? Il est vieux. S’il s’oppose au vote il sera défié et, dans son état, vaincu. La réaction de leurs ennemis ouvrira peut-être une voie aux négociations ? Si c’est le cas, il sera plus utile vivant, que mort.
Le tarbosaure ferme les yeux et respire à pleins poumons. Il savoure ces dernières bouffées d’air pur, un air qui sent encore, pour quelques minutes, la paix. Des murmures commencent à courir le long des anciennes coulées basaltiques, alors le vieux dinosaure s’avance. Il ouvre les yeux et déclare, de sa voix grave et solennelle :
– Qu’on ravive le feu sacré des anciens guerriers ! Que leur souffle apporte mort et désolation à nos adversaires ! Que leur courroux s’abatte sur eux et leur fasse payer leur trahison !
Les cris retentissent tout autour de lui, manifestations hystériques d’un enthousiasme furieux, malade, obscène. Le carnivore recule, pour laisser les prêtres approcher de la bouche du volcan et pratiquer le rituel sacré qui le remettra en activité. Dans les jours qui viennent, la même scène se reproduira en de multiples points du Gondwana. La foule se referme sur lui, l’entoure, le porte. Le prédateur hurle, laissant sa clameur se mêler à celles des autres dinosaures.
Mais ce n’est pas un rugissement de rage, c’est un cri de souffrance, le déchirement d’une conscience confrontée à un constat intolérable : après des millions d’années de paix, le Gondwana repart en guerre.
– Ça fait quoi ?
Le jeune leptictidium sursaute :
– Hein ?
– D’avoir des poils, ça fait quoi ?
– Merde, t’as de ces questions Ernie…
– Ça gratte ?
– Non.
– C’est doux ?
– Pas plus que ça.
– Ça tient chaud ?
– Non, pas vraiment.
– Ça sert à quoi, alors ?
– J’en sais rien, moi. C’est cool, c’est déjà pas mal.
– Mouais…
Eroll observe l’ankylosaure, qui le regarde d’un œil morne. L’évolution l’a transformé en véritable machine de guerre et il a du mal à considérer utile – ou même simplement cool – un truc qui ne serve pas à broyer ou découper ses adversaires. Ça n’est pas tous les jours évident d’être un mammifère au milieu des dinosaures, mais c’est aussi ça le miracle de l’Avalonie : on y est le bienvenu quelle que soit sa race, son rapport à la viande et aux plantes, ou encore la chaleur de son sang.
– Là, les voilà !
Ernie se lève et s’élance à la suite de son camarade, en direction de Flare et de Flynn, qui arrivent à l’autre bout du pré. Le ptéranodon trottine maladroitement derrière le T-rex qui avance, le regard perdu dans les herbes.
– Alors Flare ! Qu’est-ce que tu foutais ? Ça fait une plombe qu’on vous attend ! Il t’a ramené quoi ton vieux ? C’était bien le Gondwana ?
L’ankylosaure remarque trop tard les signes de Flynn qui a accéléré pour les rejoindre. Quand Flare relève la tête, son visage est livide, sillonné de grosses larmes qui gouttent le long de sa mâchoire.
– Il est mort.
Ernie se tait, pétrifié. C’est Eroll qui, passant sa petite patte sur la hanche robuste du dinosaure, ose poser la question.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– On ne sait pas.
Flare renifle bruyamment.
– Il a attrapé quelque chose là-bas. Ils n’en savent pas plus. Maman dit que de nombreux carnivores tombent malades au Gondwana, il y a peut-être un début d’épidémie.
– Je suis désolé, Flare. On peut faire quelque chose ?
– Non. Laissez-moi seul, s’il vous plaît.
– Tu sais où nous trouver, si tu as besoin de parler, hein.
Flynn et Eroll s’éloignent en silence. Ernie s’assied dans l’herbe, à côté de son ami. Tournant la tête vers lui, Flare lui dit d’une voix rauque.
– Tu n’es pas obligé de rester, Ernie.
– C’est pas parce que je ne trouve rien à dire que je vais t’abandonner, mon pote.
Le tyrannosaure pose sa tête sur l’épaule osseuse de l’herbivore. Secoué par les lourds sanglots de son ami, Ernie réalise combien ses larmes lui font plus mal que ses dents.
Avalonie, 65 millions d’années avant JC, fin du Crétacé
Au début, ça s’est bien passé, mais il a commis une erreur qui l’a éloigné du bon cap et il lutte maintenant pour retrouver un courant favorable. Le vent se fait de plus en plus brutal, la peau de ses ailes claque à chaque bourrasque. Virant de bord, le jeune ptéranodon change de direction.
Le soleil a amorcé la course de sa lente descente vers l’horizon, une lumière rouge sang vibre dans l’air frais du soir. Charriés par le vent, de gros nuages noirs approchent, encerclant peu à peu Flynn dont le corps fuselé glisse le long des courants aériens. Une rafale plus vigoureuse que les précédentes le déstabilise, lui faisant perdre plusieurs mètres. Il cherche à regagner de l’altitude et plonge dans un courant ascendant. Happé par l’appel d’air, le jeune reptile est projeté en l’air et disparaît dans un épais nuage. Le ptéranodon est immédiatement avalé par une nuit sans lune, totale, opaque. Des particules lui fouettent les yeux. Une poussière âcre lui brûle la gorge. À l’intérieur du nuage, des tourbillons se déchaînent, secouant le petit dinosaure dans tous les sens.
– Ce nuage n’est pas normal… Merde, où est-ce que je suis ?
Il n’y a plus ni ciel, ni terre. Aveugle, Flynn comprend vite qu’il est inutile de lutter et rabat ses ailes pour en réduire l’amplitude. Recroquevillé sur lui-même, il se laisse ballotter par la colère des éléments. Chaque rafale lui arrache une grimace, la voilure de ses membres manquant de se déchirer sous la sauvagerie des courants.
Une douleur atroce lui vrille l’épaule : sous le choc d’une bourrasque plus violente que les autres, son aile droite vient de se briser net. Privé de portance, Flynn se met à tourbillonner sans le moindre contrôle, telle une feuille morte dans la tempête. Il tombe à l’envers, remonte, se retourne à nouveau. Le haut et le bas n’existent plus, tout n’est plus qu’une chute sans fin, dont le sens s’inverse sans cesse.
La nuit se déchire devant lui. Il met un instant à comprendre où il est, le temps que le vent sèche les larmes qui lui emplissent les yeux.
– Le sol. C’est le sol. Je vais m’écraser.
Au prix d’une douleur insupportable, le petit dinosaure tente de déployer son aile brisée. S’aidant de son bec, il essaie de maintenir rapprochés les deux morceaux d’os, dont la rupture lui ôte tout contrôle sur sa chute.
– Allez Flynn, mon vieux, tu peux le faire.
Lui arrachant un hurlement, son aile se gonfle, alors que l’air s’engouffre à nouveau dessous. Plus bas, le sol continue à se rapprocher à toute allure, les rochers grossissant à vue d’œil.
– Tu vas y arriver, tu vas y arriver. Ne lâche pas maintenant. Surtout ne lâche pas maintenant. Tu y es presque.
– Mais qu’est-ce qu’il fout ? Ma mère va me tuer si je ne suis pas rentré avant que la tempête arrive !
Eroll se blottit entre Flare et Ernie, dont les imposantes statures le rassurent. Il refuse d’admettre sa frousse par fierté, mais ces tempêtes de plus en plus fréquentes le terrifient. Le petit mammifère reprend, soucieux de briser le silence qui rend les hurlements du vent encore plus oppressants.
– Ça ne lui ressemble pas d’être en retard…
– Tu m’étonnes, lui qui est toujours là avec une heure d’avance !
– Il a peut-être eu un empêchement ? hésite Ernie.
Flare a un petit rire.
– Un empêchement ? Et avec qui ? Nous sommes ses seuls amis, je te rappelle.
– Les tiens aussi, ricane l’ankylosaure.
Le tyrannosaure renifle avec mépris. Il y a déjà six mois que son père est mort et le jeune carnivore a vite retrouvé son caractère tranchant. Il lui arrive encore de pleurer quand il se croit seul, mais ses amis l’aiment trop pour se servir de cet argument contre sa fierté : aussi agaçant que puisse se montrer Flare, sa douleur lui appartient.
De longues minutes s’écoulent, mais Flynn ne se montre pas. La tempête est désormais presque sur eux, un ciel noir, aussi lourd que menaçant, pèse au-dessus de leurs têtes. Le vent charrie des tombereaux de poussière grise et épaisse, qui se colle à leur peau et leur fouette le visage. Le leptictidium crache par terre, se protégeant les yeux d’une patte.
– Pouah ! C’est dégueu, on dirait des cendres !
– Bon, je crois qu’il vaut mieux rentrer, intervient Ernie, il ne viendra pas.
– De toute manière, froussard comme il est, il n’aura jamais pris le vol par ce temps. Et si on doit attendre qu’il se pointe en sautillant bêtement sur ses petites pattes, on sera encore là demain.
– T’as sûrement raison… Allez, bonne soirée les gars, on se voit demain !
Courbés en deux, les trois amis détalent pour se mettre à l’abri.
Au matin, c’est un paysage ravagé qui accueille les jeunes dinosaures sur le chemin de l’école. Lorsqu’ils se retrouvent, attendant l’arrivée du professeur, les discussions vont bon train.
– Z’avez vu comme ça a soufflé cette nuit ?
– M’en parle pas, un arbre a été arraché devant notre terrier, maman a passé deux heures à me rassurer… murmure Eroll, encore tremblant à l’idée de ce souvenir.
– Lopette, ricane Ernie. Eh, Flynn n’est pas là ?
– Pas encore.
Le professeur finit par arriver, de son pas pesant. Ses traits tirés assombrissent encore davantage son visage bougon.
– Désolé d’être en retard les enfants, je suis levé depuis l’aube pour aider à dégager les routes… Ces tempêtes se font de plus en plus violentes, le climat devient vraiment fou.
Le vieux tricératops parcourt sa classe d’un regard inquiet. Quand il reprend la parole, son ton est grave.
– Mes enfants, je vous apporte une triste nouvelle. Votre petit camarade Flynn ne viendra pas à l’école aujourd’hui, ni les jours prochains. Il a eu un accident.
Ernie, Flare et Eroll se figent. Ils demandent d’une seule voix :
– Un accident ?
– Qu’est ce qui s’est passé ?
– C’est grave ? Comment va-t-il ?
Baissant la tête, le professeur répond dans un souffle, la gorge nouée.
– Il est mort. Il a été pris dans la tempête et s’est écrasé. Nous ne ferons pas classe aujourd’hui, vous pouvez… rentrer chez vous.
Un hoquet fait trembler la voix du vieux dinosaure, qui se détourne pudiquement pour cacher ses larmes. Les trois amis restent immobiles, le regard vide, incapables d’appréhender les paroles qu’ils viennent d’entendre. Puis, dans un état second, ils se lèvent sans un mot, emboîtant le pas à leurs camarades qui s’éloignent en silence.
Avalonie, 65 millions d’années avant JC, fin du Crétacé
– Avaloniennes, Avaloniens, nous sommes ici par notre volonté et y resterons tant que soufflera dans nos cœurs un élan de liberté.
Puis, sans transition, il commence.
– Mes frères, je suis inquiet. Comme vous le savez, les négociations que nous avons entamées avec la Laurasie et le Gondwana n’ont pas abouti. Les herbivores continuent de nier qu’ils empoisonnent les dinosaures qui partent au Gondwana pour servir de nourriture. Quant aux carnivores, ils ont refusé de retarder le réveil des volcans sacrés : un rideau de cendres s’est abattu entre nos deux continents… Nous avons déjà pu en constater les effets dévastateurs, ce qui ne risque pas de s’arranger au cours des mois à venir.
La mère d’Ernie sent son cœur se serrer en pensant à Flynn, victime innocente du bras de fer absurde que se livrent les deux superpuissances.
Un murmure inquiet parcourt l’assistance.
– La situation est complexe, reprend le président. Les carnivores veulent faire baisser l’ensoleillement planétaire, pour diminuer la photosynthèse et empêcher la Laurasie de cultiver les fleurs de datura qui ont besoin de beaucoup de lumière. Si la situation perdure, les conséquences peuvent être dramatiques : tous les végétaux risquent d’en subir les conséquences. Les herbivores interprètent ceci comme un acte d’agression militaire et ont menacé le Gondwana de prendre des mesures si ces derniers ne mettaient pas un terme immédiat à l’activité des volcans. Le Gondwana a répondu que tant que la Laurasie ne reconnaîtrait pas avoir empoisonné les convois de nourriture, toutes relations diplomatiques seraient coupées.
La mère d’Ernie repense alors au pauvre Flare, aux circonstances tragiques dans lesquelles son père a disparu. Le président fait une pause et reprend.
– Non moins inquiétant, la situation commence à avoir des impacts directs sur l’Avalonie. On nous a signalé plusieurs manifestations de mécontentements chez les uns et les autres. Des émeutes qui ont déjà fait quelques malheureuses victimes. Plusieurs carnivores ont perdu des proches en déplacement au Gondwana, et il est légitime que les herbivores s’inquiètent de l’activité volcanique : les nuages ne s’arrêteront pas à nos frontières parce que nous sommes avaloniens. Toutefois, il est essentiel que nous restions unis. Nous sommes le symbole vivant de l’unité possible entre les dinosaures. Ne l’oublions pas…
Dès la fin du cours, Ernie se lève et se dirige vers la sortie. Flare tente de convaincre Ela de lui accorder un rendez-vous, mais le cœur n’y est plus et la jeune fille l’a bien senti. Mal à l’aise, Eroll se lève et leur lance à la volée :
– Eh, on fait un truc ce soir ?
Ses deux amis le regardent un instant avant de répondre.
– Pas ce soir, je dois discuter avec ma mère.
– Ouais. Moi aussi j’ai… des trucs à faire, répond le tyrannosaure.
Le mammifère reste un instant seul assis dans l’herbe, regardant ses amis s’éloigner.
La mère d’Ernie est déjà là quand il arrive chez lui.
– Tu rentres bien tôt mon chéri. Il y a eu un problème à l’école ?
– Non.
– Comment vont Flare et Eroll ? Ça fait un moment qu’ils ne sont pas venus.
– Ils vont bien.
– Tu leur feras un bisou.
– Ouais.
Sa maman s’approche et s’assied à côté de lui. Elle passe sa grosse patte autour de ses épaules et l’attire contre elle. Ernie essaie de se dégager, mais il est loin d’avoir la force nécessaire pour repousser un ankylosaure adulte.
– Allez Ernie, ne fais pas ton dur à cuire. Je sais bien que tu es triste pour Flynn. Tu veux qu’on discute un peu ?
– Non.
Il ravale un sanglot.
– Ça va… Le professeur nous a dit qu’on annonçait une nouvelle tempête dans la semaine.
– Oui. Elle devrait être au moins aussi violente que la précédente.
– Qu’est-ce qui se passe maman ? Pourquoi tout se détraque autour de nous ?
– Nous vivons dans un monde compliqué, mon chéri.
– Comment ça ?
– Je… je n’ai pas le droit de t’en parler.
– C’est grave ?
Elle le regarde un moment, tiraillée entre le désir d’expliquer la terrible vérité à son fils, l’appréhension de trahir le serment de confidentialité qui la lie à son poste et la terreur qu’elle ressent à l’égard d’un futur qui se fait de plus en plus sombre.
– Tu me promets de n’en parler à personne ?
– J’suis pas une balance, m’man.
Elle sourit. Même si elle le gronde souvent à ce sujet, Ernie la fait rire quand il joue au dur.
– Il se passe des choses très graves, reprend-elle. J’ai l’impression que le monde est en train de devenir fou.
– Les carnivores vont nous attaquer ?
Ernie se redresse instinctivement, en position de combat.
– C’est une possibilité.
– Mais… le professeur nous a expliqué qu’il était impossible que la guerre reprenne. Une histoire d’équilibre, avec les herbivores qui seraient devenus trop forts, tout ça…
– Le professeur a raison, Ernie. C’est très peu probable que nous connaissions une guerre comme celle qui a sévi pendant des millions d’années. Mais la chose qui est en train de se produire est peut-être pire que ça.
– Pire que la guerre ?
– C’est une autre sorte de guerre, mon chéri. Quelque chose de beaucoup plus sournois… et de tout aussi dangereux.
– Qu’est-ce qui peut être pire qu’une guerre ? S’il n’y a pas de combats, il n’y a pas de victimes, non ?
La maman d’Ernie réfléchit un instant et se rapproche de son fils. Elle finit par lui expliquer qu’ils ont trouvé des preuves que la Laurasie empoisonne les dinosaures qu’elle envoie servir de nourriture au Gondwana. Que les carnivores s’en sont aperçus et qu’ils ont rallumé les anciens volcans en représailles, pour punir les herbivores. Ernie reste un instant bouche bée, à regarder sa mère comme un idiot.
– Tu veux dire que les herbivores s’empoisonnent eux-mêmes ?
– Uniquement ceux qui vont servir de nourriture et sont donc déjà condamnés.
– Mais pourquoi ?
– On ne sait pas exactement, ils ne veulent même pas le reconnaître. Il est peu probable que les herbivores pensent pouvoir exterminer les carnivores de cette manière. Nous pensons qu’ils veulent juste les affaiblir et en profiter pour réduire les quotas de nourriture.
– Mais pourquoi ? Ils veulent que la guerre reprenne ou quoi ?
– Il faut se représenter les choses de leur point de vue, mon chéri. Aujourd’hui, plus aucun dinosaure ne connaît la guerre : ça n’est plus qu’un concept lointain et abstrait, un tas de légendes poussiéreuses, vieilles de plusieurs millions d’années. Les herbivores de la Laurasie voient tous les mois des amis, des proches, des parents, disparaître pour servir de nourriture. Et beaucoup ne supportent plus qu’on leur agite sous les yeux la chimère d’une guerre que tout le monde a oubliée, pour justifier cette boucherie.
– Mais nous, ici, nous…
– C’est différent en Avalonie : nous côtoyons les carnivores. Ceux que nous nourrissons sont proches de nous, nous les connaissons, ce sont des amis. Nous mesurons concrètement les vies que nous sauvons en sacrifiant les nôtres.
– Et que va-t-il se passer, s’ils refusent de faire marche arrière ?
– Je ne sais pas. J’espère qu’ils ne feront pas cette bêtise…
Ernie s’allonge et essaie de penser à autre chose : ses démangeaisons viennent de reprendre de plus belle.
Laurasie, 65 millions d’années avant JC, fin du Crétacé
Il se revoit au même endroit, deux ans plus tôt, lorsqu’ils cherchaient un moyen de forcer les carnivores à revoir les quotas de nourriture à la baisse. Le dinosaure se demande comment ils ont pu en arriver là.
Comment la situation a pu dégénérer aussi vite à partir d’une intention aussi louable.
Il voulait que l’histoire se souvienne de son nom, il voulait marquer l’esprit des Laurasiens comme étant celui qui aurait réduit significativement le nombre de victimes que les carnivores continuent à faire tous les mois, depuis des millions d’années. Et le voilà sur le point de valider une décision qui va – sans aucun doute – faire entrer son nom dans l’histoire. Pour toutes les générations futures, il sera celui qui aura refait basculer le monde dans la guerre. Pas vraiment le genre de souvenir qu’il souhaitait laisser à la postérité.
– Monsieur le président ?
Le vieil herbivore ne répond pas.
– Monsieur le président, nous avons besoin de votre accord pour valider l’utilisation de la Grande Attraction.
– Je sais.
La Grande Attraction. Une arme terrible qui n’a plus été utilisée depuis des millions d’années. Une arme dont l’usage a été formellement proscrit lors de la signature du traité de paix. Une arme déclenchée par un rituel sacré dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et dont le Gondwana – selon leurs informateurs – aurait perdu l’usage. Une arme de destruction massive qu’ils s’apprêtent à utiliser sur les carnivores.
Comment a-t-on pu en arriver là ?
Le président sait que ses options sont limitées.
Reconnaître qu’ils ont empoisonné des milliers de cargaisons de nourriture pour forcer la main aux carnivores serait un désastre politique. Le Gondwana et l’Avalonie se ligueraient pour les condamner. L’opinion publique se soulèverait. Les carnivores exigeraient des compensations de nourriture gigantesques en dédommagement des victimes.
Ne pas réagir à l’attaque du Gondwana et les laisser faire usage des volcans serait une catastrophe planétaire encore moins envisageable. Il ne leur est déjà plus possible de cultiver les daturas. Dans quelques mois, c’est l’ensemble des récoltes qui sera impacté et d’ici quelques années, la végétation pourrait être tellement affaiblie que la Laurasie risque de connaître une famine dévastatrice.
Quant à la dernière solution, faire usage de la Grande Attraction… quel argument pourrait moralement le cautionner ? Avec un peu de chance, les carnivores prendront peur et reviendront sur leurs décisions. Ils arrêteront les volcans. La Laurasie ne sera pas obligée de reconnaître sa faute. Peut-être même, si la démonstration est suffisamment convaincante, pourront-ils atteindre le but initial qu’ils s’étaient fixé et les amener à baisser les quotas. C’est ce que n’arrête pas de lui répéter le conseil : « Nous devons leur envoyer un avertissement »… « Aussi destructrice que soit cette arme, elle peut empêcher plusieurs millions d’années de guerre et les morts qui vont avec… »
Alors pourquoi cette petite voix dans sa tête, qui n’arrête pas de lui crier que les choses peuvent tourner tout autrement ? Qu’il y a peut-être une autre solution ?
– Monsieur le président ?
Le dinosaure ferme les yeux pour ne plus entendre la petite voix.
– Utilisez la Grande Attraction.
Face à un rocher, Ernie s’entraîne à manier l’énorme massue osseuse qui s’est formée à l’extrémité de sa queue. Il a hâte de montrer ses progrès à Flare.
– Ernie ! Ernie !
L’ankylosaure réprime un soupir et se retourne.
– Oui, Eroll ?
– Ernie ! C’est horrible !
– Quoi ? T’as vu ton reflet dans une flaque ?
– Ernie… c’est la mère de Flare… il y a eu… un accident…
L’herbivore se fige.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Le petit leptictidium a du mal à reprendre sa respiration. Le souffle court, il halète péniblement.
– Il y avait une manifestation d’herbivores contre le Gondwana… Des petits carnivores ont été pris à partie… La mère de Flare s’est interposée pour les empêcher de les lyncher… et…
Le mammifère se tait, incapable de poursuivre.
– C’est impossible ! Tu la connais aussi bien que moi, c’est un tyrannosaure adulte ! Aucun herbivore ne lui résisterait !
– Ernie… elle ne s’est pas défendue… elle s’est laissée massacrer pour ne pas ternir encore plus l’image des carnivores… c’est horrible…
L’ankylosaure tremble de tout son corps, une vague de colère le submerge. Des larmes lui brûlent les yeux, mais il s’efforce de ne pas pleurer. La mâchoire crispée, il demande :
– Où est Flare ?
– Il a été arrêté. Ils ont eu du mal à le maîtriser quand il a appris la nouvelle, il voulait massacrer les coupables lui-même.
– Compte sur moi pour lui donner un coup de main, siffle Ernie.
– Il va être envoyé au Gondwana… il a de la famille là-bas qui peut l’accueillir. Il s’en ira ce soir. On a peut-être une chance de l’intercepter avant qu’il parte, c’est pour ça que je suis venu te chercher !
– Allons-y !
La nuit est tombée lorsque, le souffle court, les deux amis parviennent aux abords du pré où un groupe de dinosaures encadre le jeune tyrannosaure.
– Flare !
Ernie s’élance vers son ami, le leptictidium cramponné à sa carapace. Il entend une voix indiquer de les laisser passer, que ce sont des amis. Bousculant ceux qui ne se poussent pas assez vite, il déboule devant le carnivore.
– Flare ! Merde, Flare… je suis désolé mon pote… tu…
– Qu’est-ce que tu fous là ?
Le tyrannosaure fixe sur lui deux yeux rouges, brûlants de haine.
– Je… on vient d’apprendre pour ta mère, et…
– Je t’interdis de faire allusion à elle !
L’herbivore recule, surpris.
– Mais… Flare… on nous a dit que tu partais, c’est vrai ? Tu vas revenir ?
Le tyrannosaure s’avance, la rage lui déforme le visage.
– Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? Tu ne crois pas que vous en avez assez fait ?
– Que… qu’est-ce que tu veux dire ? Je…
– D’abord mon père, empoisonné ! Et maintenant ma mère, massacrée en pleine rue ! Dégage ! Je jure sur la tombe de mes parents que je tuerai sans hésiter tous les herbivores qui croiseront ma route, tu m’entends ! Fous le camp !
L’ankylosaure n’en croit pas ses oreilles. Eroll a sauté de son dos et reculé de plusieurs mètres. Abasourdi, Ernie fait un pas vers son ami.
– Flare, je…
Les mâchoires se referment sur sa chair dans un claquement sec. Le sang gicle, une douleur brûlante lui vrille la patte.
Il vient de perdre son meilleur ami et à cet instant, plus rien d’autre ne compte.
Avalonie, 65 millions d’années avant JC, fin du Crétacé
– Qu’est-ce qu’il y a, Eroll ?
– Pourquoi tu as voulu venir là, Ernie ?
L’ankylosaure ne répond pas tout de suite. À vrai dire, il n’en sait trop rien. Il pose sa grosse patte sur l’épaule de son ami, lui lance un regard triste et déclare d’une voix atone :
– C’est comme si… une force me poussait à faire certaines choses avant qu’il ne soit trop tard. Tu vois ?
– Non.
– Ça ne fait rien.
Ernie retire sa patte et fait volte-face, laissant le leptictidium seul face à la mer.
– Prends soin de toi, Eroll, déclare l’ankylosaure avant de s’éloigner.
– Toi aussi, Ernie.
Le dinosaure est parti, laissant le mammifère au bord du vide. Eroll s’assied, seul, et attend. Il est tiré de sa torpeur par un rugissement sourd. Il sursaute et se retourne, scrutant le sommet de la falaise, mais il n’y a personne d’autre. Le grondement enfle, s’amplifie, toute la falaise vibre à en éclater. L’air se met à résonner, sa clameur s’élève dans l’atmosphère telle une plainte lugubre. Le leptictidium lève alors les yeux et s’immobilise : fendant le ciel crépusculaire dans lequel pointent les premières étoiles, une météorite gigantesque trace une ligne incandescente vers l’horizon.
Eroll plisse les yeux, ébloui par cette lumière d’une intensité surnaturelle. La boule de feu disparaît au loin, derrière l’océan, en direction du Gondwana.
Le mammifère comprend que c’est la fin du monde. Terrifié, il cherche un endroit où se cacher, mais il ne voit nulle part où aller. Alors il se contente de s’allonger la tête entre les pattes, roulé en boule, et attend que la mort vienne le chercher.
Terre, 65 millions d’années avant JC, fin du Crétacé
Une poussière brûlante dérive mollement dans un air sec, privé de vent. Une terre noire, craquelée par le souvenir d’une pluie acide s’étend à perte de vue. Ici ou là, un arbuste dépérit sous une couche de cendres opaques. Au loin, une silhouette se faufile à l’ombre d’un talus : un vieux leptictidium sautille le long d’une route connue de lui seul. Sa démarche ne traduit aucune crainte : de toutes les créatures qu’il lui arrive parfois de croiser, il fait partie des plus grosses.
Les rares dinosaures qui traînent encore dans les parages sont petits et affaiblis par un jeûne qui semble ne jamais devoir cesser. Tous les autres, parmi les rares survivants, ont fui depuis longtemps en direction de l’est. Loin des volcans et de la désolation.
Le mammifère s’arrête au pied d’un calamite chétif et fouille la terre de son museau, à la recherche d’un lézard imprudent.
Bredouille, il relève la tête et, sans un regard en arrière, reprend son errance solitaire.
(des dinosaures)