Chapitres | 1 | 2 | 3 |
Edgar fait irruption dans le commissariat, et balance son manteau sur la rangée de sièges fixés au mur, face au guichet.
– Lieutenant Hanquet, quelle classe !
– La ferme, Sophie ! Dubreuil est dans son bureau ?
– Euh… Oui.
La jeune femme le suit des yeux un instant et se replonge dans la consultation des dernières mains courantes
– Entrez !
La porte se referme derrière Edgar qui s’avance jusqu’au bureau du commandant, plongé dans l’étude d’une série de photographies.
– Commandant je…
– Je sais Hanquet : vous aviez quelque chose de prévu, et ça vous emmerde que je vous ai rappelé.
– C’est un dîner de gala très important pour ma femme, commandant. Ça ne pouvait pas attendre ?
Dubreuil lève les yeux : il ne l’a jamais vu si élégant, dans ce smoking trois pièces surmonté d’un nœud papillon.
– Écoutez Hanquet, une femme s’est présentée au guichet il y a une heure : elle nous a dit avoir un meurtre à confesser.
– En quoi ma présence est-elle nécessaire ?
– Elle a déclaré ne vouloir parler qu’à vous. Je suis désolé, mais votre gala passe après une histoire de meurtre.
– Est-ce qu’elle a dit de qui il s’agissait ?
– Elle n’a pas rouvert la bouche depuis qu’elle nous a donné votre nom.
Edgar pousse un soupir, et se dirige vers la porte.
– Elle est en salle deux, lieutenant.
Hanquet referme la porte, et se dirige vers la table située au centre de la pièce. Il s’assoit sans un mot, et finit de parcourir la feuille que lui a remise le flic en faction devant la salle d’interrogatoire. Lorsqu’il a terminé, il lève les yeux vers la femme qui lui fait face.
– Patricia Guidoni… C’est d’origine italienne ?
– Corse. Vous êtes très élégant, lieutenant.
Il soupire, et s’accoude sur la table.
– Écoutez Patricia, je vais être franc avec vous : j’ai un dîner très important qui m’attend alors expliquez-moi ce que vous avez à me dire rapidement, ou nous allons remettre ce petit entretien à demain. Vous souhaitiez confesser un meurtre je crois ?
– Plusieurs.
Edgar s’adosse à la chaise, et prend un instant pour étudier la fille. Elle est plutôt petite, brune, et ses cheveux courts sont rejetés de part et d’autre de son front. Elle n’est plus toute jeune, la cinquantaine d’après le dossier, et les quelques rides qui plissent le coin de ses yeux gris confèrent à son regard un air étrange, entre malice et austérité.
– Plusieurs meurtres ?
– Cinq, à ce jour.
– Et vous souhaitez les avouer ?
– C’est ce que j’ai dit.
Le lieutenant soupire – profondément cette fois – et croise les bras derrière la tête.
– Très bien Patricia, je vous écoute : dites-moi tout.
– Djamel Kaddour, Julien Maret, Henri Baquelot, Juliette Maire, Sofia Coelho. Je les ai tués.
Edgar s’attendait à une vaste farce, un canular, ou au délire d’une déséquilibrée : l’assurance avec laquelle Patricia énumère les victimes le déstabilise.
Il connaît déjà deux des cinq noms : Juliette Maire, une fillette de huit ans retrouvée morte étouffée dans la cage d’escalier de son immeuble et Kaddour, un jeune père de famille abattu sans raison apparente en sortant de chez des amis.
Hanquet se lève et se dirige vers la porte.
– Je vous demande un instant.
– Je vous en prie lieutenant, nous avons toute la soirée.
Lorsque Edgar refait irruption dans la salle quelques minutes plus tard, son sourire a disparu.
Il balance cinq dossiers devant lui, et se rassoit en frappant la table du plat de la main.
– Tous ces gens sont morts, merde !
– Je viens de vous le dire, c’est la raison de ma présence ici.
Il la regarde fixement dans les yeux, mais son regard ne vacille pas.
– D’accord Patricia. Je ne sais pas à quel jeu vous jouez, ni pourquoi vous avez insisté pour me raconter ça à moi, mais je vous écoute. Prouvez-moi que vous avez tué ces gens.
– Que je vous le prouve ? Est-ce bien nécessaire alors que je reconnais l’avoir fait ?
– Ça l’est pour moi. Je ne compte pas vous inculper pour un crime que vous n’auriez pas commis.
Patricia rejette la tête en arrière, son visage s’éclairant d’un sourire.
– Quelle charmante attention, Edgar ! Vous permettez que je vous appelle Edgar ?
– Si ça peut faciliter vos aveux…
– Très bien, laissez-moi vous convaincre.
Son sourire s’évanouit. Froidement, elle reprend.
– Je les ai tués, Edgar. J’ai abattu Kaddour alors qu’il sortait de chez des amis. Je crois qu’il était à une soirée où il s’est bien amusé car il ne marchait pas très droit. Il s’est arrêté sur le bord du trottoir pour rajuster sa veste, et j’en ai profité pour l’abattre de deux coups de revolver.
Elle baisse les yeux, et continue en fixant la table.
– J’ai poignardé Julien Maret dans le parc des Buttes-Chaumont. Je lui ai porté trois coups au thorax, je visais le cœur mais comme j’ai vu qu’il bougeait encore, une fois au sol, je l’ai frappé à nouveau. Dans le dos, cette fois.
Voyant qu’elle hésite, Edgar intervient.
– Et pour Baquelot, que s’est-il passé ?
– Nous attendions le RER. Le quai était désert. Je me suis approchée pour lui demander l’heure et je l’ai poussé sur les rails au moment où le train arrivait. Puis je me suis enfuie. J’ai suivi la petite Juliette depuis l’école jusqu’à chez elle : je suis entrée dans l’immeuble à sa suite et pendant que nous attendions l’ascenseur, je l’ai attirée derrière le local à poubelles en lui mettant la main sur la bouche et l’ai empêchée de respirer jusqu’à ce qu’elle arrête de se débattre.
Elle relève la tête, les yeux brillants de larmes.
– Pour la dernière, Sofia, j’ai attendu qu’elle sorte de la boîte de nuit où elle avait passé la soirée et je l’ai renversée avec une voiture que je venais de voler.
Patricia se mure ensuite dans un long silence, qu’Edgar met à profit pour réfléchir : elle a pu lire les noms et les circonstances générales des meurtres dans la presse. Mais elle vient de donner des détails qui n’ont pas été rendus publics lors de l’enquête. Le nombre de coups de couteaux, ou encore certaines localisations très précises qui ne peuvent être connues que de l’assassin ou d’un témoin.
– Reprenons.
Hanquet se rassoit et dépose devant lui les deux gobelets de café qu’il vient d’aller chercher.
– Admettons que vous les ayez tués.
– C’est le cas.
– Bon : vous les avez tués. Pourquoi ?
Elle le fixe dans les yeux. Il fait un effort pour ne pas détourner le regard.
– C’était la seule chose à faire.
– La seule chose à faire ?! Merde Patricia, vous n’avez rien de mieux à m’offrir ?! Un mobile ! Quelque chose ? Les victimes n’ont pas été dévalisées. Elles n’ont aucun lien entre elles. Elles ont été tuées de manières différentes. Quelle est la logique ? Pourquoi cette folie meurtrière ?
– Vous ne pouvez pas comprendre lieutenant, je devais le faire.
Pour la première fois, Edgar se dit qu’elle est cinglée. Son air assuré tantôt chaleureux, tantôt hautain l’a perturbé, mais ses propos deviennent évasifs.
– Très bien Patricia. Je vais consigner vos aveux, vous faire signer votre déposition et demander à ce que vous rencontriez un de nos experts. Il vous verra demain.
– Un psy ?
– Oui. On ne tue pas cinq personnes sans mobile. Il établira un premier bilan de votre responsabilité mentale dans cette triste histoire.
– Je ne suis pas folle, lieutenant.
– Ce n’est pas à moi de le déterminer.
Voyant qu’il va sortir, la femme l’arrête d’un geste.
– Edgar, s’il vous plaît !
– Oui ?
– Vous avez mes aveux. Je voudrais vous parler un instant… En privé.
– En privé ?
– J’aimerais que vous arrêtiez l’enregistrement.
Le lieutenant hausse les épaules.
– Je n’en ai plus besoin.
Il revient dans la salle quelques minutes plus tard, et reprend sa place face à elle.
– L’enregistrement est coupé : ce que vous me direz restera entre nous.
Patricia le voit jeter un œil à sa montre, et enchaîne.
– Je ne serai pas longue Edgar, merci. J’aimerais que vous me donniez la main.
Elle rit de son hésitation.
– N’ayez pas peur, je n’ai rien sur moi. Ni stylo, ni rien. Je veux juste vous prendre la main.
Avec réserve, Edgar lui tend le bras. Patricia avance la main, prend la sienne entre ses doigts et ferme les yeux.
Edgar se retrouve dehors. Il fait nuit et le vent agite les feuilles dans les arbres. La rue est déserte, le fond de l’air frais, mais il n’a pas froid. Il se sent bien. Il aime ce quartier, ses petites rues, calmes et désertes.
Arrivé à sa voiture, il met le contact, allume la radio et démarre. Cette salope de Julie n’a pas arrêté de l’allumer durant toute la soirée… Il connaît sa réputation de chaudasse, ce qui rend la situation encore plus excitante. Bien plus que sa femme qui l’attend sagement à la maison, devant la télé.
Edgar repense à la façon dont Julie s’est collée à lui en dansant, à la façon dont elle a frotté son sexe contre sa cuisse…
Une silhouette jaillit devant la voiture : le faisceau des phares fige la scène pour l’éternité.
Edgar est saisi par le froid. Il fait à peine jour, l’herbe est humide de rosée et une légère brume s’élève entre les arbres.
Il frissonne et se remet à courir pour se réchauffer.
Quelques instants après, il achève de grimper les marches du sixième étage, en sueur, luttant pour reprendre son souffle. Il se dirige vers la cuisine et met la casserole d’eau sur la plaque. Il passe ensuite dans la salle de bain, se déshabille et entre dans la douche. Lorsqu’il ressort quelques minutes plus tard, l’eau ne frémit même pas.
Ces putains de plaques électriques !
Il sort le petit réchaud de camping, relié à la bouteille de butane planquée sous l’évier. Il pose la casserole sur le feu, et ouvre le frigo.
Merde, plus de lait…
Il s’habille en vitesse et ressort. La supérette est pleine de monde.
À croire que tous les cons du quartier ont décidé de faire leurs courses ce dimanche matin.
Vingt minutes plus tard, il est enfin face à la caissière. Et il entend la déflagration.
Edgar regarde sa montre, et boutonne la veste de son costume. Il replie son journal, et attend que le train s’immobilise pour s’y engouffrer. Son visage se plisse d’un rictus, alors qu’il anticipe les délices de la soirée à venir.
Une semaine plus tard, il est assis dans une salle d’attente et repose le numéro de l’Express qu’il vient de terminer.
Il repense à la soirée du samedi : « l’Opéra Vertical » a de nouveau rencontré un franc succès. Les invitées étaient belles, cultivées et délicieusement voraces. Il se revoit avec plaisir prendre cette blonde par derrière, pétrissant ses seins lourds alors que son sexe va et vient entre ses fesses, sous l’œil amusé de Pierre et de Marc qui besognent ses copines avec le même engouement. Il n’a pas compté combien de fois il a joui cette nuit là, ni combien de femmes il a aimé. Mais c’était une bonne soirée, et il attend le mois suivant avec impatience.
Il soupire et regarde sa montre. Il déteste cette formalité mais il faut s’y plier, invariablement. Il n’a pas eu le temps de refaire un test pour la dernière soirée, aussi a-t-il falsifié le précédent pour le représenter. C’est passé, mais l’œil soupçonneux du maître de cérémonie lui a fait redouter une nouvelle tentative : il vaut mieux se présenter avec un papier en bonne et due forme pour le mois prochain.
Ce serait trop bête d’être banni du club pour une simple histoire de paperasse.
La porte s’ouvre sur une femme entre deux âges, qui lui fait signe d’entrer dans le cabinet. Elle attend qu’il soit assis et, après lui avoir demandé ses nom et prénom, vérifie que ses résultats se trouvent bien parmi les enveloppes. Elle parcourt la feuille un instant et son air s’assombrit.
– Si vous le permettez monsieur, j’aimerais que nous procédions à un second test, en utilisant une autre méthode.
– Il y a un problème ?
– Il peut s’agir d’une erreur, c’est pourquoi j’aimerais procéder à une autre vérification.
– Une erreur ? Comment ça ?
– Le dépistage du HIV est positif.
Edgar court le long du trottoir, son cartable bondissant sur son dos. Il slalome entre les flaques d’eau, sa petite robe virevoltant autour de lui comme une corolle de fleur. Son dessin animé va commencer, et il ne veut surtout pas rater le début…
Se hissant sur la pointe des pieds, il pianote sur le digicode et s’engouffre dans le hall de l’immeuble.
Devant l’ascenseur, il se rappelle qu’il a oublié d’acheter le pain comme le lui a demandé sa mère.
Il se précipite hors du bâtiment, et traverse la rue en courant vers la boulangerie.
Le hurlement des freins ne lui laisse même pas le temps de se retourner.
Edgar titube jusqu’à son lit et se laisse tomber dessus. Il allume quelques bougies, et commence à se masser les pieds, malmenés par plusieurs heures de danse.
Il va se coucher lorsque son téléphone sonne. C’est Anna.
– J’allais me coucher chérie, qu’est-ce que tu veux ?
– Bouge tes fesses ! Je suis avec deux types super sympas, ils m’emmènent en after, on sera en bas de chez toi dans cinq minutes !
– Anna, je ne sais pas, je suis claquée et…
– Tu as cinq minutes chou ! Dépêche-toi, tu ne vas quand même pas me laisser seule avec deux beaux mâles ?
Elle raccroche. Edgar sourit et se frotte le visage. Il retire sa jupe, enfile un jean et met ses baskets : ses chaussures lui font vraiment trop mal.
Il attrape sa veste et se faufile hors de l’appartement.
Sans éteindre les bougies.
Edgar est dans la salle d’interrogatoire. Il ouvre les yeux, incapable de dire s’il a rêvé, halluciné, ou si rien ne s’est passé. Patricia le regarde, un sourire triste aux lèvres, tenant toujours délicatement sa main.
Le lieutenant sursaute, comme s’il s’était brûlé, et retire son bras d’un geste sec.
– Putain de merde, qu’est-ce que c’était que ça ?
– Ce qui se serait passé si je ne les avais pas tués.
– Ce que… C’est du délire !
– C’est juste la triste réalité. Kaddour aurait écrasé une mère et ses deux enfants. Six personnes seraient mortes dans l’explosion de l’appartement de Maret. Baquelot aurait contaminé huit femmes avec le virus du HIV, avant qu’on n’apprenne son état et qu’il ne soit banni de ces soirées. Une voiture aurait foncé dans une boulangerie en essayant d’éviter la petite Juliette… Trois enfants seraient morts, en plus de la boulangère. Quant à Sofia Coelho, toute sa famille aurait péri dans l’incendie provoqué par sa négligence.
Hanquet recule d’un pas, et regarde sa main avec appréhension.
– Je n’en crois pas un mot…
– Vous y étiez Edgar. Vous avez VU ces situations.
– Je ne sais pas comment vous avez réussi ce petit tour, mais vous ne vous en tirerez pas avec ce genre d’histoires…
Patricia se détend, et repose ses mains sur la table.
– Je ne tiens pas à m’en tirer, lieutenant. Je ne serais pas venue me livrer sinon.
– Bon dieu, mais à quoi jouez-vous ?
– Je vous l’ai dit : j’ai tué ces gens pour empêcher quelque chose de pire d’arriver. Je ne prétends pas que ce soit bien, mais c’est toujours mieux que de laisser les choses se dérouler sans rien faire.
– Vous avez des dons extralucides ? Vous pouvez voir dans l’avenir des gens ?
Edgar a reculé jusqu’à la porte. Il ose à peine regarder dans les yeux la femme qui lui fait face.
– Je n’ai pas la faculté de voir l’avenir des gens. Je suis juste victime de flashs. Ces visions me préviennent quand quelque chose de grave va arriver. Il m’est impossible de le laisser se produire…
Elle baisse les yeux et termine dans un souffle :
– C’est trop dur.
Edgar a soudain la vision d’une femme démunie, perdue loin d’elle-même et du monde. Sa frayeur se dissipe, alors que le caractère effroyablement réaliste de ces visions commence à s’atténuer, n’ayant bientôt plus dans sa mémoire que les contours éthérés d’un rêve. Il se rassoit face à elle.
– Qui croyez-vous être, Patricia ? Vous pensez avoir le droit de punir les gens pour des choses qu’ils n’ont pas encore commises ?
– Je ne suis pas une justicière, Edgar. Je ne punis pas les gens. J’étais une femme normale jusqu’à l’an dernier.
– Que s’est-il passé l’an dernier ?
– Je suis devenue ce que je suis aujourd’hui. Ce que nos… Croyances… Désignent comme des « anges gardiens ».
– Les anges gardiens ne tuent pas les gens Patricia, ils les protègent.
– Ça n’est pas aussi simple… Il y a un prix à payer, pour sauver ces vies. Et les conséquences peuvent être dramatiques en cas d’échec.
– Comment pouvez-vous dire ça ? C’est invérifiable !
– L’histoire comporte plein d’échecs tragiques d’anges gardiens. Celui de Johann Georg Elser, qui tenta d’assassiner Adolf Hitler en 1933 est probablement l’un des plus représentatifs.
– C’est un peu facile…. Il suffit de choisir un criminel quelconque qui a survécu à un attentat ou à un accident et de dire que si un « ange gardien » ne l’avait pas raté il n’aurait pas commis ses crimes…
– Sauf qu’il ne s’agit pas de hasard, Edgar. Il s’agit de certitudes. Nous savons que ces accidents vont se produire. Ça n’est pas une probabilité.
Edgar regarde l’heure et se lève.
– C’est de la démence, Patricia. Je ne peux rien faire pour vous. Vous reprendrez cette conversation avec nos spécialistes.
– Vous ne devez pas me faire interner, lieutenant.
– Pardon ?
– J’ai une dernière tâche à accomplir : il faut que j’empêche une émeute qui va faire plusieurs morts en prison.
Le lieutenant secoue la tête, et tend la main vers la porte.
– Je ne peux pas vous aider Patricia, ce n’est plus de mon ressort.
– Edgar attendez ! Je ne vous ai pas dit toute la vérité.
Hanquet lâche la poignée et se retourne une fois de plus.
– Je ne vous ai pas dit pourquoi j’ai tenu à ne parler qu’à vous.
– Allez-y.
– Lorsque je vais tuer la fille responsable de cette émeute, je vais mourir.
– Je…
– Laissez-moi finir ! Ça n’a aucune importance, il y a longtemps déjà que je devrais être morte. Le sacrifice fait partie du prix à payer pour que la relève se fasse.
Elle contourne la table et s’approche de lui.
– Je dois choisir mon successeur. Et ce successeur, c’est vous Edgar.
– Moi ? Pourquoi moi ?
– Je l’ai vu.
– Écoutez, j’ai suffisamment perdu mon temps. On va vous raccompagner en cellule, je repasserai vous voir demain.
Il s’approche à nouveau de la porte mais se fige quand elle reprend.
– Ce soir vous alliez à une soirée de gala, avec votre femme. C’était un dîner très important pour elle. Vous regardiez par la fenêtre, pendant qu’elle conduisait. Au fond, aller à ce dîner vous ennuyait profondément.
Elle s’avance vers lui, tout en débitant ça sur un ton monotone. Edgar fait un pas en arrière mais bute contre le mur.
– Elle s’énervait, ne trouvait pas l’adresse. Elle a tourné la tête un instant, pour lire le nom d’une rue. Vous avez entendu le coup de klaxon. Vu le bus foncer sur vous. Vous vous êtes jeté sur le volant pour l’éviter.
Elle est tout contre lui maintenant, son visage à quelques centimètres du sien. Edgar retient son souffle, sa gorge se dessèche.
– La voiture a heurté l’angle du mur. Vous auriez dû attacher votre ceinture, car vous êtes mort sur le coup.
Edgar la repousse, cherchant à dissiper le malaise qui l’étreint.
– C’est de la folie furieuse !
Patricia l’attrape par les mains, l’attire contre elle.
– Vous n’étiez pas avec elle ce soir. Vous n’avez pas dévié la voiture de sa trajectoire. Elle a percuté le bus de plein fouet.
Elle plante son regard dans les yeux d’Edgar, ses lèvres à quelques centimètres des siennes.
– Laisser votre femme mourir était le seul moyen de vous sauver la vie. Je suis navrée.
La porte s’ouvre brusquement, sur le visage fermé du commandant.
– Hanquet, il faut que vous partiez, je vais terminer l’interrogatoire.
Le lieutenant tourne la tête vers lui, incapable d’articuler un mot.
– C’est votre femme, Hanquet. Il est arrivé quelque chose.
La pièce se met à tourner, le sol se dérobe sous ses pieds. Il distingue le visage de Patricia penché sur lui et croit voir ses lèvres articuler silencieusement « je suis désolée ».
C’est la dernière fois qu’il la voit.
Théo lui serre la main, échangeant quelques mots pour simuler une conversation. Le sachet de cocaïne passe dans la main de l’homme, qui lâche les billets pliés dans le creux de sa paume.
– POLICE ! ON SE FIXE !
L’homme en survêt s’enfuit en courant. Théo se retourne brusquement, sa main glissant par réflexe vers la poche de sa veste. Deux flics en civil avancent vers lui, arme au poing, l’œil noir et menaçant de leurs flingues pointés sur sa tête.
– Déconne pas fils ! Laisse tes mains en évidence !
Un des deux flics part en courant à la poursuite de l’autre type, le premier approchant avec précaution sans le perdre des yeux.
– C’est ça Théo, garde les mains bien en vue.
Il le fait se retourner et, lui attrapant les bras sans ménagement, lui passe les menottes. Il palpe ses poches, en extirpe plusieurs sachets de drogue et un 9 mm.
– Je croyais que t’avais décroché Théo… C’est nouveau le flingue ?
– C’est pas c’que vous croyez inspecteur… Ces sachets sont pas à moi, vous v’nez de les mettre là !
– C’est ça… Et le pétard c’est mère Térésa qui te l’a refourgué ?
Edgar empoche le flingue et la drogue, avant de pousser le jeune homme vers la voiture banalisée garée un peu plus loin. Le gamin à l’arrière, il ressort pour attendre son collègue. Philippe finit par arriver, à bout de souffle.
– Pfffff… L’enfoiré m’a largué sur le marché… Pfffff… Ça s’est bien passé avec l’autre ?
– Ouais. Il avait plusieurs sachets de came sur lui, y a de quoi le sortir de la rue un bon moment avec ça.
– Au moins j’ai pas couru pour rien… Allons-y.
– Tu me déposeras sur l’avenue Georges Gosnat, faut que je récupère ma caisse avant de passer au commissariat.
Edgar est perdu dans ses pensées, assis au volant de sa voiture garée le long du trottoir. Il contemple la photo de sa femme, scotchée au tableau de bord.
Ça fait déjà deux mois qu’elle est morte, tuée sur le coup dans ce stupide accident de la route.
Le lieutenant secoue la tête pour chasser ses idées noires, et allume la radio.
« …sur France-Inter. Tragique incident à la maison d’arrêt de Fresnes, ce matin. Une détenue en a mortellement blessé une autre à la gorge, avant d’être à son tour poignardée par deux autres prisonnières. Patricia Guidoni était en attente de jugement pour plusieurs affaires de meurtre, mais les gardiens ne s’expliquent pas les causes de cet acte, de la part d’une détenue jusque-là sans histoires. L’enquête a été… »
Edgar est saisi de vertiges, la voiture se met à tourner dans tous les sens. Durant les quelques jours qui ont succédé à la mort de sa femme, il n’est pas parvenu à distinguer le cauchemar de la réalité. Tout ce dont il se rappelle, c’est le visage de son épouse, allongée nue sur le lit de la morgue, défigurée après avoir traversé le pare-brise de la voiture et percuté la calandre du bus. Des bribes de conversation lui reviennent de sa discussion avec Patricia, des visions surréalistes, des propos incohérents.
« J’ai une dernière tâche à accomplir : il faut que j’empêche une émeute qui va faire plusieurs morts en prison. »
« Lorsque je vais tuer la fille responsable de cette émeute, je vais mourir. »
« Le sacrifice fait partie du prix à payer pour que la relève se fasse. »
« Je dois choisir mon successeur. Et ce successeur, c’est vous Edgar. »
Hanquet ferme les yeux et tente de faire le vide dans sa tête.
Je suis en train de perdre les pédales…
Lorsqu’il parvient à reprendre son souffle, le flash-info est terminé. Il coupe la radio et décide de se renseigner à son arrivée au commissariat. Il met le contact, son clignotant, et commence à sortir de la place où il est garé.
Il s’interrompt pour laisser passer la 207 bleue qui arrive dans le rétroviseur extérieur.
Tout bascule.
Edgar est assis au volant de la 207 bleue. Il roule sur l’autoroute, le compteur bloqué à 130 km/h. Un air vif et piquant déferle par la fenêtre ouverte, permettant l’évacuation de la fumée de cigarette. Il jette un œil au panneau annonçant l’inclinaison de la route, et lève le pied pour ne pas dépasser la vitesse autorisée dans la pente. Aux premiers accords de sa chanson préférée, il se met à fredonner joyeusement et monte le son de l’autoradio.
Le disque saute.
Hanquet se penche sur le côté et tapote la façade de l’autoradio. Sans succès. Il appuie sur le bouton d’éjection et retire le cd qu’il frotte contre sa veste et remet dans l’appareil.
Le coup de klaxon le fait sursauter : il se déporte sur la droite, vers l’énorme camion citerne qu’il est en train de doubler. Edgar panique et braque le volant à gauche. Trop tard : son rétroviseur éclate contre la carrosserie de l’engin. Déstabilisé, il tente de redresser sa trajectoire mais part sur la droite, coupant la route au semi-remorque.
Le conducteur tape dans les freins pour l’éviter, et tourne violemment le volant sur la gauche. Edgar aperçoit avec horreur dans le rétroviseur le camion, emporté par sa vitesse et l’inertie, se pencher dans la pente et basculer sur le flanc. Il entend plusieurs chocs très violents, avant que le camion n’explose.
Edgar n’est plus dans la 207 bleue. Il est dans la tête des gens. Non. Il est les gens. Il est cette mère éplorée, qui hurle à s’en déchirer les cordes vocales en apprenant la mort de son mari et de ses deux enfants, carbonisés dans l’accident après avoir percuté de plein fouet la remorque d’essence. Il est ce jeune garçon, les articulations des doigts blanchies à force de serrer sa peluche, en comprenant qu’il ne reverra jamais sa mère, encastrée vive dans la remorque en flammes. Il est ce jeune père de famille, miraculeusement rescapé du carnage, apprenant sur son lit d’hôpital que sa femme est morte sur le coup et que son bébé, arraché au siège enfant fixé à l’arrière, a traversé la fenêtre et ricoché à plusieurs reprises sur l’asphalte de l’autoroute. Il est ce motard, jeté au sol le long de la bande d’arrêt d’urgence, qui apprend en ouvrant les yeux qu’il ne remarchera plus jamais.
Il perd le fil, noyé dans un torrent de souffrance, défilant dans la peau des dizaines, puis des centaines de personnes concernées par l’accident. Victimes, famille, amis, proches, leur douleur se mêle en un magma insupportable, sans visage et sans nom. La douleur est intolérable, interminable. Il ne peut rien faire, il ne peut pas fermer les yeux, il ne peut pas tourner la tête ni se boucher les oreilles. Il doit supporter chacun de leurs cris, verser chacune de leurs larmes. Il s’ouvre les veines, comme cette jeune fille partie en colonie de vacances qui a tout perdu à son retour. Il se laisse mourir, comme ce grand-père agonisant qui ne luttait plus que pour voir naître son petit-fils, qui ne naîtra jamais, incinéré dans le ventre de sa jeune mère brûlée vive.
Il prie pour perdre conscience, pour que tout s’arrête, pour qu’il puisse mourir lui aussi. Mais personne ne répond à ses prières. Et ça ne s’arrête pas.
Edgar est au volant de sa voiture. Sa chemise colle à son dos ruisselant de sueur. Ses mains sont tétanisées sur le volant, des crampes lui tordent les bras. Sa bouche est pleine de sang, il a dû se mordre la langue pendant qu’il hurlait. Il baisse les yeux, et s’aperçoit qu’il s’est pissé dessus.
Relevant la tête, il distingue la 207 bleue tourner au coin de la rue. Il démarre et la rattrape rapidement, les jambes encore tremblantes. Il n’a pas le choix. Il n’y a qu’une seule chose à faire. Il doit empêcher ça.
Il attrape son pistolet, se place derrière la voiture et attend une occasion de la doubler. Puis, se ravisant dans un éclair de lucidité, il range son arme de service.
Edgar met son clignotant et double la Peugeot. Il ralentit à sa hauteur et, saisissant l’arme confisquée à Théo, la pointe vers le conducteur.