Chapitres | |||||
I : Le vieil homme et l’amer | II : Cookies et miséreux | III : Pruneaux et grandes oreilles | IV : L’heure de la messe | V : Du monde dans la sacristie | VI : Divine rédemption |
Prélude : Sensuelle rémanence
Eusebio tourna la tête, dévorant des yeux les fesses de la serveuse.
– Putain ! T’as vu ce cul, mec ?
L’autre jeta un œil vers le comptoir et revint à sa bière.
– Elle a un joli déhanchement, convint-il.
– Un joli déhanchement ? Un joli déhanchement !
Incrédule, Eusebio s’assura que son frère parlait de la même personne, et le dévisagea.
– Merde Esteban ! Elle a l’plus beau cul d’tout l’sud de l’Italie !
– C’est pas ce que j’appelle une vraie femme.
– Tu m’scies mec ! C’est les douches de la taule qui t’ont fait c’t’effet ?
– Tu me parles cul, je te parle charme. On n’a pas les mêmes priorités, c’est tout.
– Un cul comme ça, c’est ma seule priorité dans la vie. Donne-moi un exemple de « charme » qui vaille mieux qu’ça !
– Demi Moore.
Eusebio éclata de rire, sa voix vibrant dans l’air gras du fast-food.
– Demi Moore ? Demi Moore ! Putain d’merde mon frère a viré homo !
– Baisse d’un ton, ou t’as beau être mon p’tit frère j’te pète les dents.
– Mais quand même ! Demi Moore ! Faut pas m’parler d’elle, mec…
– Pourquoi ? Tu te souviens de Ghost ? Le film qui a fait exploser Demi Moore et Patrick Swayze… La scène de la poterie… Ça m’a hanté toute mon adolescence… Un moment culte de sensualité et de…
– Ce film de merde a failli m’traumatiser à vie !
Esteban trahit son impatience en tournant son verre vide entre ses doigts. Indifférent, Eusebio continuait sur sa lancée.
– … la scène où la grosse black, là, elle permet à son mec clamsé de causer à travers elle…
– Whoopi Golberg.
– Quoi ?
– Ta « grosse black ». Son nom c’est Whoopi Goldberg.
– Ah. Bref. À la fin, tu vois l’mec qui r’vient, et que j’t’e roule des pelles, et que j’te p’lote les seins…
– T’as rien compris à la beauté et à l’érotisme de ce film.
– Érotisme ? Érotisme ! J’ai compris qu’on m’prenait pour un con, oui ! Le truc que ta poufiasse galoche en vrai à la fin, c’est pas son mec, c’est la grosse black ! Tu parles d’un érotisme ! Ça m’débecte !
Esteban s’alluma une cigarette, s’efforçant de ne pas regarder son frère.
– Écoute Esteban, ce coup-ci c’est du lourd. Du sévère. Après ça on n’aura plus besoin de courir, plus besoin de se planquer. On n’aura qu’à empocher le pactole et se construire la maison. Notre maison, frangin.
Esteban et Eusebio Estevez étaient frères. Orphelins, ils avaient grandi seuls, obligés très tôt à se débrouiller pour survivre. De famille d’accueil en hospice, ils avaient traversé l’Europe, fuguant à chaque fois à la recherche d’un nouvel endroit où ils se sentiraient chez eux.
Quand ils eurent l’âge de s’assumer, ils mirent à profit les seules compétences que le monde leur avait permis d’acquérir et leurs fugues devinrent des cavales. Les agents des services sociaux cédèrent la place aux agents de police, ce qui, flingues mis à part, ne changea pas grand-chose à leur quotidien. De casses minables en braquages foireux, ils pensaient sans cesse au « gros coup », celui qui leur permettrait de se ranger pour de bon et de se construire enfin la maison dont ils rêvaient…
Esteban laissa un billet sous son verre et se leva. Eusebio lui emboîta le pas, non sans un dernier regard pour le plus beau cul de tout le sud de l’Italie.
Tableau Premier : Le vieil homme et l’amer
Dino Di Martino se tenait sur le seuil, hésitant à interrompre la quiétude du petit salon en y faisant irruption. Se rappelant l’identité de son commanditaire, il toussota et entra.
– Don ?
– Si ?
– Téléphone. Un inspecteur de la police.
Une main fine et parfaitement manucurée se tendit vers le combiné.
– Allô ?
Son sourire donnait au vieil homme un air jovial et chaleureux. Le genre de vieux monsieur rieur, toujours prêt à faire sauter ses petits enfants sur ses genoux.
Dino se dit qu’il avait de la chance d’avoir un oncle pareil. Son anniversaire approchait, et il passait des nuits blanches à se demander si son cadeau lui plairait. Il savait que seule l’intention comptait, mais il préférait ne pas contrarier un homme qui partageait son temps libre entre la famille et le coulage de béton.
– Di Martino ? C’est toi vieille ordure ?
– Grazie, répondit le vieil homme, autant à l’adresse du policier que du jeune homme.
Un signe de tête indiqua à son neveu qu’il pouvait retourner vaquer à ses occupations. De nouveau seul, Don Di Martino s’enfonça dans le dossier de son fauteuil.
– Que puis-je pour vous, Inspecteur ? reprit-il d’un air enjoué.
– Ne te fous pas de ma gueule, Di Martino ! Je sais que tu es de retour en ville !
– Et vous m’en voyez ravi mon cher : de tous mes amis napolitains, vous êtes le premier à prendre de mes nouvelles !
– Je ne suis pas ton ami, grinça l’inspecteur, et je te préviens qu’au premier écart d’un de tes sous-fifres, je vous tombe dessus. Je ne laisserai rien passer, Di Martino.
Le vieil homme s’empara d’un cigare dans la boîte d’acajou, posée sur la table de marbre à ses pieds et attrapa son briquet au fond de la poche de son veston.
– Allons, Inspecteur, calmez-vous… Je suis ici en vacances pour mon anniversaire, vous voyez bien que vous n’avez rien à craindre… Comment va madame Cassaro ? Elle a bien reçu mes fleurs pour la nouvelle année ? Comme vous n’avez pas répondu à ma carte, j’ai craint une nouvelle bourde de la SpA… Je n’ai plus aucune confiance en la poste d’aujourd’hui, c’est pourquoi je fais habituellement livrer tous mes colis en main propre. Croyez bien que je n’y manquerai pas la prochaine fois…
– Gardez-vous bien d’en faire une, de bourde, Di Martino. Ce serait la dernière.
– Je n’en ai pas l’intention, Inspecteur. Mais je ne voudrais pas abuser de votre temps, merci encore pour votre accueil et au plaisir de vous revoir bientôt.
Carmine Cassaro fracassa le téléphone sur son socle, et balança sa tasse de café froid contre le mur de plâtre.
Non seulement cet enculé avait tourné son avertissement en dérision, mais il s’était même permis de menacer sa femme à mots à peine couverts !
Cassaro se leva et attrapa son imperméable pendu à la vieille patère branlante qui lui servait de porte-manteaux. Il dévala l’escalier et, sans un regard pour les murs lépreux du commissariat, disparut dans la rue.
Carmine Cassaro, inspecteur de police de son état, était flic depuis vingt-cinq ans. Brutal, violent et aux principes bien arrêtés, il avait la réputation d’un type acharné qui se donnait les moyens d’atteindre ses objectifs. Il n’était pas vraiment l’archétype de l’humaniste bon et prévenant mais il faisait son boulot. Et plutôt bien d’après ses supérieurs.
Il avait connu son heure de gloire plusieurs années auparavant quand il était parvenu à coincer Don Di Martino, un des plus influents parrains de la mafia napolitaine. Il l’avait envoyé à l’ombre pour dix ans, une lourde peine qui venait de toucher à sa fin.
La presse se faisait régulièrement l’écho des faits d’armes de Cassaro, qui pour sa part n’en avait pas grand-chose à carrer.
Il n’avait qu’une obsession : il était amoureux. Très jeune, il s’était épris de la plus belle femme qu’il ait jamais rencontrée et ne l’avait plus quittée depuis. Son enfer avait commencé : impuissant, il l’avait vue disparaître, entraînée dans une spirale infernale où se mêlaient drogue, argent, prostitution, délinquance et grand banditisme.
Malgré tous ses efforts, Cassaro voyait la femme de ses rêves perdre sa beauté, ravagée par les méfaits de l’alcool et de la drogue, son visage délicat un peu plus défiguré chaque jour par la violence des gangs. Elle avait été violée, battue, torturée, et malgré tous ses efforts, elle continuait de s’enfoncer dans cet éternel tourment.
Aujourd’hui, elle n’était plus qu’une petite vieille, sale et crasseuse, dont le sang épais et pollué avait du mal à circuler dans ses artères encombrées. Sa peau claire s’était ridée et, bardée d’infâmes varices, pelait en longs et filandreux lambeaux.
Carmine s’arrêta au pied d’un mur, et posa sa main sur le grain épais de la pierre de taille. Levant les yeux au ciel, il contempla la croix de bronze qui se détachait à contre-jour sur le soleil brûlant. Ramenant son regard sur les pavés souillés, il caressa le vieux mur et lâcha dans un souffle :
Tableau second : Cookies et miséreux
Antonio Agostini contemplait le parvis de son église, les mains croisées sur le devant de sa soutane. Les arbres mouchetaient d’ombre les pavés de la petite place qui cuisait au soleil. Des enfants jouaient autour de la fontaine, s’éclaboussant dans de grands éclats de rire.
Pour ses paroissiens, Agostini était le symbole vivant de la droiture et de l’espoir. Il avait repris quelques années auparavant la petite église de Santa Maria, et s’évertuait, depuis, à améliorer le quotidien de ses visiteurs. Mais pour les occupants du quartier, le prêtre représentait bien plus que ça. Généreux, charitable, il consacrait tout son temps à aider les plus démunis. Chaque habitant pouvait témoigner d’un geste, d’un acte de générosité dont il avait fait preuve envers lui ou une de ses connaissances : aide aux devoirs des enfants, visites aux malades, recueil des sans-abris… Il organisait à chaque occasion des sorties pour les enfants pauvres, des galas ou des ventes de charité et usait de son influence auprès des autorités pour retarder les procédures d’expulsion, les licenciements et tout ce qui représentait une injustice à ses yeux.
Le prêtre redistribuait tout l’argent qu’il récoltait pour la paroisse et la rumeur courait que Rome pourrait finir par le remplacer, malgré son immense popularité, si la situation financière de Santa Maria ne s’améliorait pas. Quand on l’interrogeait sur l’état de délabrement de l’église, Antonio répondait en souriant :
– Le Seigneur est comme moi : il fait passer le bien-être de ses enfants avant celui de sa maison.
Et quand cette réponse ne satisfaisait pas les curieux, il précisait :
– De toute manière, le Seigneur aime sa maison : il ne la laissera pas s’effondrer. Je suis sûr qu’il m’enverra un signe lorsqu’il estimera qu’il est temps de faire quelque chose pour elle.
Un point de vue qui ne manquait pas de faire grincer des dents le Monsignore dont dépendait Agostini…
– Mon père !
Antonio aperçut une petite forme bondissante se faufiler entre les gamins hilares qui continuaient de s’asperger. Il s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur et attendit qu’elle le rejoigne.
– Bonjour Bianca ! Tu n’as pas école aujourd’hui ?
– Si mon père… J’ai profité de la récréation pour vous apporter ça, je les ai faits hier soir.
La fillette s’arrêta devant le prêtre, épuisée. L’air lui brûlait les poumons tandis qu’elle cherchait à reprendre son souffle. Sa poitrine se gonflait rapidement sous sa robe à fleurs, ses joues rougies par l’effort.
– Tu as couru depuis l’école ?
Elle acquiesça d’un hochement de tête et lui tendit un plat enveloppé de papier d’aluminium.
Agostini le saisit et souleva le papier pour voir ce qu’il contenait.
– Ce sont des biscuits, lâcha la fillette dans un souffle. Ma grand-mère m’avait donné sa recette avant de…
– Ils sont parfaits, la remercia le prêtre en posant sa main sur son épaule.
Antonio avait connu Bianca lors des funérailles de sa grand-mère, plusieurs mois auparavant. En larmes, elle était venue s’effondrer dans ses bras pour lui confier son désespoir. Fille unique, mal aimée par sa mère, souffrant de l’absence de son père, elle avait reporté sur sa grand-mère toutes ses attentes de la vie. Sa disparition l’avait cruellement ébranlée et Antonio l’avait revue à plusieurs reprises, lui redonnant peu à peu goût à la vie au travers des études, de l’amitié, de la beauté du monde et de l’amour. De Dieu, avant tout, puis de celui qu’elle choisirait un jour pour devenir son mari.
Bianca l’avait écouté et passait à chaque fois qu’elle en avait l’occasion lui apporter des gâteaux, des dessins, ou simplement échanger quelques mots.
Le prêtre l’avait surnommée « son petit ange » et son visage s’illuminait chaque fois qu’il l’apercevait passer les lourdes portes de l’église.
– Je crois qu’Il a des invités en ce moment, hasarda la fillette, vous pouvez les leur donner si ça leur fait plaisir…
Agostini ne put retenir un sourire : Bianca avait repris sa façon de désigner le Seigneur par un « Il » très personnel, qu’elle utilisait régulièrement pour désigner celui qui aurait pu être son colocataire. Il confirma affectueusement.
– C’est très aimable à toi. Le Seigneur a en effet recueilli sous son toit quelques déshérités, je suis sûr qu’ils seront ravis de goûter à tes biscuits.
Une ombre surgit à leurs côtés, les plongeant dans l’obscurité.
– Je dois vous parler, padre. En privé.
Agostini reconnut l’imposante silhouette qui lui faisait face.
Bianca prit peur en voyant approcher l’homme au visage patibulaire, qu’aucun sourire ne venait éclairer. Il lui jeta un coup d’œil, et reporta aussitôt son attention sur le prêtre, qui se tourna vers la petite.
– Il est l’heure de partir, Bianca. Le cours va reprendre. Merci encore pour les biscuits.
La fillette acquiesça et recula vers la place.
– Je repasserai chercher le plat, mon père. À bientôt !
Elle détala alors qu’Antonio se redressait.
– Bonjour inspecteur. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?
– Arrête tes salades, padre. Tu sais pourquoi je suis là.
Le prêtre leva les yeux au ciel et haussa les épaules d’un air impuissant.
– Je crains de ne pas avoir ses dons de clairvoyance, Inspecteur. Il va falloir m’aider un peu.
L’inspecteur sortit de la poche de son imper un bout de cigare mi-fumé, mi-mâchonné, et le serra entre ses dents sans prendre la peine de l’allumer. Ce rituel lui valait le surnom de Columbo, mais comme le disait lui-même Cassaro : « la ressemblance s’arrête là, moi je porte un flingue et je sais m’en servir. » Généralement, c’est également là que s’arrêtait la conversation.
– Laisse-moi te rafraîchir la mémoire, Padre. Tu as récemment hébergé Marcello Diamonde dans ton église.
– C’est possible. La maison du Seigneur est ouverte à tous les nécessiteux. Mais je ne leur demande pas leur carte d’identité, Inspecteur.
Carmine sortit une photo de sa poche, qu’il tendit au prêtre.
– Cette ordure vendait de la drogue, Padre. À tout ce qui bouge : hommes, femmes, enfants. Dans la rue, on arrivait encore à le surveiller. Mais dans ta Bon Dieu d’église, pas moyen de savoir ce qu’il trafiquait.
– Ne jurez pas, inspecteur. Si ça peut vous rassurer, je n’ai pas vu cet homme depuis quelques jours.
– Tu ne risques plus de le voir, je l’ai descendu avant-hier. Ce qui me dérange, c’est que cet enfoiré s’est procuré un flingue je ne sais comment, et qu’il a abattu un de mes hommes quand on l’a interpellé.
– J’en suis navré… J’ose croire que le Seigneur avait ses raisons pour rappeler auprès de lui ces deux…
Carmine saisit le prêtre par le col de sa soutane, et le colla au mur sans ménagement.
– Écoute-moi bien, Agostini. Luigi était un flic prometteur qui laisse une femme et deux enfants derrière lui. Elle se fout de c’que ton dieu avait en tête pour permettre ça, mais je doute que la pension de misère qu’il lui laisse suffise à la consoler. Je vais faire fermer ton église, Agostini. C’est pas la première fois qu’on a des problèmes avec les repris de justice que tu planques. Mais c’est la première fois qu’un flic y laisse la vie, et je te promets que c’est la dernière.
– La colère vous égare, inspecteur. Je ne fais qu’héberger des laissés-pour-compte dans le besoin. Croyez bien que…
– Ne me sers pas le sermon de l’homme de foi, Agostini. Je sais qui tu es. Je sais ce que tu as fait avant de devenir prêtre. Tu arrives peut-être à tromper les paumés qui échouent ici, mais ça ne prend pas avec moi. Si je découvre quoi que ce soit qui te relie à ces truands, si j’apprends que tu leur procures des armes, ou que tu dissimules des preuves, je t’envoie en cabane pour le restant de tes jours.
Le prêtre fixait l’inspecteur en silence. Il se dégagea finalement de l’étreinte du policier, et rajusta sa soutane. Il desserra les dents et lâcha :
– Vous faites fausse route, Inspecteur. L’homme dont vous parlez a payé ses fautes, avant de disparaître. Je suis un homme neuf, que la foi guide sur les traces du Seigneur. Je vous demande de respecter ça, à défaut d’y croire.
– Je ne crois pas au rachat, Agostini. Un criminel reste un criminel. La seule chose qui change, c’est le temps qu’il met à replonger. Et le jour où tu replongeras je serai là pour te repêcher, tu peux me croire.
Cassaro fit volte-face et descendit lourdement les marches de l’église. Une petite vieille l’arrêta sur la place, attrapant son poignet.
– Inspecteur ! Quel plaisir de vous voir ici… C’est si rare.
– J’ai beaucoup de travail, coupa Carmine, peu enclin à faire la conversation à la bigote.
– Vous êtes venu consulter le père Agostini ? Quel saint homme n’est-ce pas ?
Cassaro se retourna vers le prêtre, toujours planté devant les portes de l’église.
– La seule auréole que ce type ait jamais eue, c’est sous les bras.
Il dégagea son bras et disparut rapidement.
Tableau troisième : Pruneaux et grandes oreilles
Dino Di Martino jaillit hors du bureau, hurlant le nom de son lieutenant à tue-tête.
– Dany ! Dany !
Ce dernier apparut à l’autre bout du couloir, la main dans la poche intérieure de sa veste.
– Si ? Che passa Dino ?
– Le cadeau ! Où est le cadeau ???
Dany se précipita dans le petit bureau et découvrit l’écrin ouvert, renversé sur le tapis.
Il pâlit et se tourna vers Dino, qui le saisit par la chemise.
– Je ne comprends pas, il était là…
– Là ? LÀ ? Mais qu’est-ce qu’il foutait là, Bon Dieu ? Pourquoi n’était-il pas dans le coffre ?
Le lieutenant sortit son arme et, livide, se précipita sur le téléphone.
– Diego ? Tu m’entends ? Ne laisse personne sortir, on a un voleur dans la propriété !
Dany grommela encore quelques ordres avant de raccrocher et de se tourner vers son chef.
– Je suis passé dans le bureau il y a dix minutes. Le voleur est forcément encore dans la propriété : il ne peut pas s’échapper.
– Je te le souhaite, siffla Dino entre ses dents. Car sinon je vais devoir me trouver un autre lieutenant.
– Je… Je pars à sa recherche… immédiatement…
Le téléphone bondit sur son socle, déchirant la quiétude du bureau.
Dino reposa l’écrin vide qu’il contemplait depuis une heure, et décrocha.
– Si ?
– Chef, c’est Dany…
– Tu l’as ? coupa Dino d’un ton cinglant.
– Non… Nous avons passé la propriété au peigne fin, je n’y comprends rien. Personne n’est entré ni sorti, je…
– Tu es un idiot, Dany ! Le voleur est encore là.
– Comment ça ?
– Juste avant d’arriver dans le bureau, j’ai croisé Mario dans le couloir. Ça ne m’a pas choqué sur le coup, mais il n’avait pas l’air tranquille.
– Tu penses qu’il a pu le…
– Tu es un idiot, Dany, mais tu connais ton travail. Si tu me dis qu’il n’y a personne dans la propriété, je ne vois que ça.
Le silence se prolongea au bout du fil, jusqu’à ce que Dany reprenne la parole.
– Qu’est-ce qu’on fait ?
– On n’a pas de temps à perdre, reprit Dino, il me faut le cadeau avant ce soir.
– Capito bene. Indigestion de pruneaux ?
– Si. Il va devoir sortir tôt ou tard. Suivez-le à la trace. Ne le perdez pas. Attendez qu’il dépose le colis pour le récupérer.
– Bien chef.
– Dany ?
– Si ?
– Bianca sera sûrement avec lui. Évitez de vous faire voir, je doute que le parrain apprécie qu’on traumatise sa petite-nièce.
– Entendu Dino.
– Une dernière chose Dany.
– Si ?
– Ne me déçois pas, ou cet échec sera le dernier.
– Si.
Esteban posa sa main sur l’épaule de son frère.
– Alors ?
Ce dernier fronça les sourcils, saisit son calepin et commença à prendre des notes qu’il serait seul à pouvoir relire.
Esteban retourna à l’arrière de la camionnette et jeta un œil au travers des autocollants sans tain qui recouvraient les vitres. Il n’arrivait toujours pas à croire au plan que son frère lui avait exposé deux jours auparavant, sur le parking de ce fast-food pourri de la banlieue milanaise.
« Ernesto m’a dit que le clan Di Martino avait reçu un colis très intéressant, en provenance directe d’Afrique du Sud.
Tu sais que j’ai bossé pendant six mois pour Telecom Italia ? Vise le topo : on pique une camionnette, cette nuit je mets la ligne téléphonique de la propriété sur écoute – je sais le faire – et on n’a plus qu’à guetter leurs conversations et trouver la bonne occase pour s’en emparer.
Béton, non ? »
Esteban n’avait pas assez de doigts pour compter les failles du plan de son frère : l’information invérifiable, les risques que la mise sur écoute foire ou soit découverte, la manière dont ils allaient récupérer le diamant, totalement inconnue, ou encore le simple fait que s’attaquer à la famille Di Martino n’était ni une mince affaire, ni une bonne idée.
Mais peut-être la galère, la fatigue, ou l’envie de sortir une fois pour toutes des emmerdes avaient-elles eu raison de sa prudence… Toujours est-il qu’il avait accepté.
Ils planquaient depuis l’aube dans une camionnette Telecom Italia et à en croire l’air fiévreux d’Eusebio, leur écoute semblait sur le point de porter ses fruits.
– On le tient !
Esteban se retourna vers son frère, qui se leva en arrachant le casque de ses oreilles.
– On le tient, Esteban !
– Développe, rétorqua ce dernier, à l’ombre d’un sourcil arqué.
– Un de leurs hommes l’a volé. Mais c’branque a été démasqué : ils vont lui régler son compte.
– Tu es sûr de ça ?
– Catégorique ! Ils vont le suivre et attendre une bonne occasion de le descendre pour récupérer le colis. Tout ce qu’on a à faire, c’est de les prendre en filature et de mettre la main dessus avant qu’ils ne passent à l’action. Y a une gamine qui pourrait rôder près du type en question. Au pire, si y a une embrouille, on n’aura qu’à la suivre elle.
Esteban croisa les bras pour masquer la chair de poule trahissant son appréhension.
– Je l’sens pas, ton plan.
– Oh, chie pas dans la colle ! Tu m’as suivi jusque-là, non ? C’est pas pour te dégonfler maintenant… Allez prépare-toi : dans moins de six heures, on sera riche !
– … ou mort ! grommela Esteban en enfilant sa veste.
Tableau quatrième (première partie) : L’heure de la messe
Antonio reposa la statue qu’il nettoyait, et passa une main sur son front moite.
– Bonjour mon père !
Se retournant, il aperçut une petite silhouette se faufiler vers lui entre les rangées de bancs. Il s’agenouilla pour l’accueillir.
– Bonjour Bianca ! Comment vas-tu ?
La fillette secoua le bas de sa robe pour y faire circuler l’air et rajusta la barrette de ses cheveux pour dégager sa nuque.
– Il fait chauuuuud !
– Comme tu dis, sourit le prêtre. Je dois finir de ranger quelques affaires mais je suis à toi dans une minute. Tu devrais aller faire un tour dans la sacristie, il y fait meilleur qu’ici…
Bianca le remercia et se dirigea vers l’arrière du bâtiment.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– J’en sais rien. Ça fait vingt minutes qu’on suit la môme, et il montre pas l’bout de son nez…
Esteban retira ses lunettes noires et scruta la porte de l’église où la fillette venait de disparaître.
– Il est peut-être déjà à l’intérieur ?
– Merde ! Voilà les autres qui débarquent !
Eusebio désigna du doigt trois types en costume Armani, sur le trottoir d’en face.
– J’y vais avant qu’ils entrent. Couvre-moi.
Il traversa la route d’un pas rapide et s’engouffra dans l’église. La fournaise du dehors disparut sous la fraîcheur ombragée de l’édifice. Eusebio se signa et, la main sur le pistolet dissimulé dans la poche de sa veste en jean, il parcourut rapidement les lieux du regard.
Il eut le temps de voir Bianca disparaître dans la sacristie, mais à part le curé qui nettoyait une statue, l’église était déserte. Conscient que le temps était compté, il se dirigea vers le prêtre.
– Bonjour.
Agostini posa les yeux sur son visiteur, qu’il étudia avec circonspection : aussi mal rasé que coiffé, l’œil terne, il n’avait pas l’air très catholique. Sans compter les mains enfoncées dans les poches de sa veste pas vraiment indispensable pour la saison…
– Bonjour mon fils. Puis-je vous aider ?
– Je cherche quelqu’un, Padre.
– Moi il y a longtemps que je l’ai trouvé, sourit le prêtre.
Eusebio sortit une main de sa poche et se frotta le menton.
– Vous n’avez vu entrer personne ?
– Je n’ai pas fait très attention.
Jetant un œil autour de lui, Estevez reprit :
– Elle est belle cette église mon père. Et il y fait meilleur que dehors. On peut visiter la sacristie ?
– Je regrette mon fils, la sacristie est en travaux. Mais prenez votre temps pour admirer les vitraux : ceux de cette aile sont superbes.
Estevez grogna un remerciement et se dirigea vers le coin que lui avait désigné le prêtre. Ce dernier le suivit des yeux et reprit le nettoyage de la statue qu’il n’avait pas lâché.
– … Écoute, Chérie, je sais qu’on devait sortir ce soir…
– C’est chaque fois la même chose !
– Ça n’est pas de ma faute, Carolina… Je ne planifie pas mon emploi du temps avec les truands…
– On s’est mariés pour le meilleur et pour le pire, Carmine. Des fois, ce serait bien que tu consacres quelques instants au meilleur.
Cassaro referma sèchement son portable, et le rangea dans sa poche.
– Elle a raccroché, précisa-t-il à l’attention de Claudio, qui l’observait en silence.
– Elle n’a pas tort, Carmine. Tu vas finir par la perdre. À quand remonte votre dernière sortie ?
Cassaro ne répondit pas, le regard perdu dans la rue déserte.
– Si loin que ça ?
– Ne m’emmerde pas, Claudio ! J’ai assez d’une femme pour ça. Tu…
Carmine plissa les yeux, ébloui par le soleil, tachant d’identifier la petite silhouette qui grimpait les marches de l’église.
– Cette gamine, avec le chien là-bas ! Elle est déjà venue ici !
Claudio se pencha pour regarder, peu convaincu.
– Et alors ? On a le droit d’entrer dans une église, non ? Tu sais bien qu’Agostini a les faveurs du public, il doit bien les gagner d’une manière ou d’une autre.
– Ce mec n’est pas net, Claudio. C’est un pervers et je finirai par le coincer !
– La gamine… tu penses qu’il va… qu’il la… ?
– Non. Il est trop malin pour ça. Mais ça ne m’étonnerait pas qu’il l’utilise pour autre chose. Comme ces clodos qu’il héberge sous couvert de générosité.
Il sortit son cigare et se renfonça dans le siège défoncé de la vieille Fiat Ritmo.
– Mon petit doigt me dit qu’on ne planque pas pour rien, Claudio. Et il se trompe rarement, ajouta-t-il pour lui-même.
Dino Di Martino marchait vite, suivi de près par Dany et Diego, ses deux hommes de main les plus fidèles. Ils s’arrêtèrent à l’ombre d’un arbre, lorsque Bianca pénétra dans l’église.
– Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle fout !
– Du calme, Dany. Sans tes conneries on n’en serait pas là. Ma tante m’a dit qu’elle allait souvent à l’église.
Dino alluma une cigarette et regarda sa montre : il ne restait que quelques heures avant l’anniversaire de son oncle, il fallait faire vite.
Carmine se redressa en apercevant les deux Hispaniques mal rasés qui venaient d’apparaître sur le trottoir. Ils échangèrent quelques mots, et l’un d’eux traversa la route avant de disparaître à l’intérieur de l’église.
– Claudio, tu as vu ces deux types ?
– Ouais. Pas le genre à venir brûler un cierge. Qu’est-ce qu’on fait ?
– Rien. S’il doit se passer quelque chose, il vaut mieux attendre. Prépare-toi à le filer à la sortie…
Claudio lui tapa sur l’épaule, désignant un coin à l’ombre des arbres, de l’autre côté de la rue.
– Merde, Carmine ! Si ces trois gravures de mode ne sont pas des porte-flingues de Di Martino !
– Tu ne crois pas si bien dire, confirma l’inspecteur, je reconnais même Dino, le neveu de cette vieille ordure !
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Que ce padre est encore plus pourri que je ne l’aurais cru…
Eusebio Estevez se dirigeait vers la sacristie, le nez en l’air, faussement intéressé par les vitraux ciselés qui ornaient la rosace.
Arrivé devant la porte, il lança un regard au prêtre qui avait disparu. Profitant de l’occasion, il tendit la main et actionna la poignée.
Une poigne ferme se referma sur son épaule. Se retournant, il se retrouva nez à nez avec le curé, qui avait perdu son sourire.
– Vous aurez mal compris mes propos, mon fils, la sacristie est fermée au public.
– J’ai vu une gamine y entrer, Padre, je veux juste jeter un œil.
– Cette fillette est une de mes enfants de chœur, mentit Agostini. Je vais vous demander de partir.
Eusebio sortit son flingue et le pressa contre le ventre du prêtre.
– Ça suffit, l’cureton, t’as déjà vu un mec se prendre une balle ? C’est un peu comme se taper un pédé : devant t’as l’air normal… Mais derrière, t’as l’cul en fleur !
Antonio soutint son regard.
– Qu’est-ce que vous voulez ?
– J’te l’ai dit, je cherche quelqu’un. Je suis sûr qu’il est là-dedans.
– Il n’y a personne ici. Juste la fillette que vous avez vu entrer.
– C’est ça. Ouvre la porte.
– Qu’est-ce qui se passe ici ?
Les deux hommes se retournèrent vers l’entrée, d’où venaient de faire irruption Dino et ses lieutenants.
Estevez ne réfléchit pas : il pointa son arme vers les trois hommes et fit feu.
Tableau quatrième (Deuxième partie) : Du monde dans la sacristie
Les deux policiers patientaient dans la voiture, la sueur ruisselant sur leur front. Ils ne quittaient pas la rue des yeux :
Le basané se tenait devant la vitrine d’une librairie, perdu dans la contemplation des magazines, tandis que les trois autres se rapprochaient de la petite place.
Au bout d’un moment, Dino Di Martino jeta sa cigarette et l’écrasa du pied. Ses hommes sur les talons, il grimpa l’escalier de l’église et disparut à l’intérieur.
– Voilà qu’ils entrent à leur tour, remarqua Claudio. Qu’est-ce qu’on fait ?
Hésitant, Cassaro ne répondit pas. L’autre type s’était retourné et se dirigeait à son tour vers l’église. Il avait à peine mis le pied sur la première marche, que des coups de feu éclataient à l’intérieur.
– Merde ! Il…
Diego s’interrompit dans un râle, la gorge déchirée par une balle. Il tomba à genoux, la main crispée sur le cou, sa carotide projetant de longues giclées de sang sur les dalles noires et blanches de l’église.
Dino s’était jeté derrière une colonne tandis que Dany, flingue à la main, rampait entre les bancs vers la droite de l’église. Passant la tête sur le côté du pilier, il ouvrit le feu en direction d’Eusebio, qui plongea derrière l’autel.
– Dany ! Descends-moi cet enfoiré !
Dino fit feu à nouveau, les balles ricochant contre le lourd bloc de pierre. Voyant qu’il n’arriverait à rien de cette manière, Di Martino plongea au sol en direction de son lieutenant, pour contourner Eusebio par la droite. Il se redressa pour scruter l’autel. Une détonation à sa gauche, suivie du sifflement strident d’un ricochet sur la pierre, le fit sursauter. Tournant la tête, il aperçut Esteban, arme au poing, qui venait d’entrer dans l’église. Roulant sur lui-même, il se mit à l’abri derrière une colonne avant de riposter, obligeant Esteban à battre en retraite sur la gauche.
Accroupi, jetant de brefs regards entre les bancs, Esteban se faufilait vers l’autel lorsqu’une nouvelle série de coups de feu éclata au fond de l’église, suivis cette fois d’un cri strident qui lui glaça le sang : son frère.
Antonio s’était jeté au sol dès les premiers coups de feu et avait rampé à l’abri d’une colonne, en retrait d’Eusebio qui continuait à faire feu.
Tout était confus, des tirs venaient de partout, ricochant sur les vieilles pierres, éclatant le dossier des bancs centenaires, pulvérisant dans un vacarme démoniaque les magnifiques vitraux, dont la pluie cristalline semblait sonner le glas de la petite église.
Face contre terre, la tête sous les bras, Agostini ne réagit qu’au cri d’Eusebio s’effondrant sur le sol, les mains serrées sur la poitrine. Il aperçut le tireur en face de lui : couvert par le bruit des détonations près de l’entrée, il avait contourné l’autel par la droite et venait de surgir entre deux porte-cierges.
Antonio n’hésita pas. Il s’élança vers la porte de la sacristie sous les tirs du mafioso qui venait de l’apercevoir. Bondissant pour franchir les derniers mètres, il s’écrasa contre le panneau de la lourde porte qui s’ouvrit sous son poids.
– Police ! Lâchez tous vos armes et mettez les mains sur la tête !
Dany se figea dans son élan et s’accroupit derrière un prie-Dieu. Dino le rejoignit à quatre pattes, surveillant l’avancée des deux policiers entre les travées.
– Merde Dino, c’est quoi c’bordel ? D’où ils sortent, tous ces gus ?
– J’en sais rien. Je vais retenir les poulets, rattrape ce prêtre, je veux savoir où est passé Mario ! Et trouve Bianca, le Don ne voudrait pas qu’il lui arrive quelque chose… Je te couvre !
Dany approuva, et s’élança vers la sacristie. Se redressant derrière l’autel, Dino ouvrit le feu sur les policiers qui progressaient dans l’allée centrale.
Carmine plongea au sol, les balles sifflant à ses oreilles. À l’abri derrière un banc, il chercha Claudio du regard et le trouva de l’autre côté de l’allée, planqué derrière une statue de la vierge. Ce dernier lui confirma d’un signe de tête que tout allait bien, et fit feu en direction de l’autel.
Dino baissa la tête, laissant les balles achever leur course dans le mur du fond et riposta à nouveau.
La tête de la statue explosa au-dessus de Claudio, qui rentra les épaules instinctivement.
– Ces enfoirés ne respectent rien ! C’est la vierge Marie, merde !
– C’est le miracle de la foi : une vierge décapitée c’est un blasphème, mais un civil qui prend une balle perdue c’est juste un accident !
Jetant un œil dans l’allée, il reprit :
– Couvre-moi, je vais avancer !
Claudio hocha la tête, et se redressa à côté de la statue en tirant. Carmine s’élança sur la droite, suivant le chemin que les mafieux avaient emprunté.
Le cri le fit se retourner : le policier titubait en arrière, se tenant le bras. Sa tête partit en arrière sous l’impact du second tir, qui emporta l’arrière de son crâne. Une purée ocre moucheta les vieux bancs de bois vermoulu, tandis que Claudio s’effondrait à genoux, les yeux exorbités.
Cassaro resta figé un instant, incrédule, avant de se tourner vers l’autel. Il aperçut Dino disparaître dans la sacristie, la porte claquant derrière lui. Ivre de rage, il se lança à ses trousses, ouvrant la porte d’un coup de pied et se rua à l’intérieur, arme au poing.
Le silence reprit ses droits dans l’église, où seul un murmure subsistait, s’élevant entre deux rangées de chaises en une lente mélopée.
Esteban était penché sur son frère, les mains serrées sur la sienne. Il l’avait traîné à l’abri, profitant de la confusion ambiante pour se faire oublier. Ses yeux embués de larmes cherchèrent le regard de son frère, étendu sur les dalles froides de l’église.
– Ça va aller, Eusebio… On va sortir d’ici, je vais t’emmener à l’hôpital… Tu vas guérir, c’est…
– … C’est fini… Esteban… te fatigue pas…
Eusebio s’interrompit pour cracher du sang, un souffle rauque s’échappant de sa poitrine ensanglantée. Serrant la main de son frère, il reprit :
– Le ciel m’appelle, frangin… Pas étonnant vu l’endroit…
Il parvint à sourire, une écume rougeâtre au bord des lèvres.
– Tu vas voir les anges avant moi, répondit Esteban. Plein de Demi Moore, nues sous leurs robes, rien que pour toi… Tu as de la chance, petit frère.
– Demi Moore ? Merde… J’ai toujours su que j’finirais en enfer…
Ses yeux se révulsèrent et sa tête heurta la dure pierre du sol. C’était terminé.
Esteban lui ferma les yeux et se dirigea vers la sacristie : son frère ne serait pas mort pour rien.
Carmine avançait en silence, son revolver tendu devant lui, les yeux plissés pour discerner les ombres. Il buta sur quelque chose et s’accroupit pour l’identifier. Il reconnut le corps de Dany, le premier des deux hommes.
Il n’était pas beau à voir. Étendu sur le dos, les bras en croix, la main encore crispée sur la crosse de son pistolet, on lui avait défoncé le crâne. Son front, fendu en deux, présentait un trou béant par lequel s’écoulaient les fluides de son crâne, mélangés à la bouillie de son cerveau. À côté de lui gisait un lourd crucifix, une de ses branches maculée de sang.
Cassaro retira son arme au cadavre, et la glissa dans sa poche.
– Toi mon pote, tu as été puni de la main de Dieu…
Se redressant, il reprit son exploration.
La détonation fut assourdissante, mais moins pénible que la douleur qui lui vrilla l’épaule. Cassaro s’effondra, son revolver glissant avec fracas sur les dalles de pierre. Hors de portée.
Une silhouette s’avança dans un rai de lumière, arme au poing.
– C’est fini, poulet. La poursuite s’arrête là.
Dino pointa son pistolet sur la tête de l’inspecteur, plié en deux sur le sol. La colère de Dieu le foudroya, brûlant ses tripes, mordant sa moelle. Ses jambes se dérobèrent sous son poids, le laissant s’écrouler à terre. Il sentit qu’on le désarmait d’un coup de pied, et trouva la force d’ouvrir les yeux.
Ce n’était pas la colère de Dieu : l’inspecteur lui faisait face, l’air mauvais, le pistolet à crosse de nacre de Dany à la main. Dino aperçut le trou encore fumant dans le fond de la poche de son imper.
– C’est pour ça qu’on désarme un mort, gamin : pour que son arme ne se retourne pas contre nous.
– Mon ventre… J’ai mal… une ambulance…
Cassaro sortit son portable, et composa le numéro des urgences. Il prit un air navré et raccrocha.
– J’ai pas de réseau, ici : les murs sont trop épais. On se croirait dans un mauvais Tarantino, hein ?
– Tarantino ? Qui c’est celui-là ? Encore une de ces putains de nouvelles familles napolitaines ?
– Laisse tomber… Tu aurais dû te choisir une autre tombe, Di Martino.
Tableau cinquième : Divine rédemption
Antonio Agostini se tenait à genoux, dans un coin sombre, le visage enfoncé dans les mains.
– … pèrequiêtesaucieuxquetonnomsoitsanctifiéquetonrègnevienneque…
Il s’interrompit.
– Mon Dieu, pardonnez-moi ! Vous êtes témoin que je n’ai pas voulu ça…
Son attention fut attirée par un gémissement. Scrutant l’obscurité il aperçut un petit chien, plié en deux sur ses pattes arrière, le fixant intensément. Le chien souffrait comme lui, la douleur déformant son visage.
Un nuage se découvrit dans le ciel et la lumière jaillit par une des ouvertures de la sacristie, se posant sur l’animal. Il y eut un bruit, et le visage du chien s’éclaircit.
Antonio leva les yeux au ciel, implorant :
– Est-ce un signe, Seigneur ? Dois-je abandonner le masque de la souffrance ?
Reposant les yeux sur le chien, Agostini vit qu’il avait disparu, non sans laisser une belle crotte sur le sol de l’église. Furieux, Agostini se leva.
– Seigneur ! Je vous demande un signe, et vous permettez à cette créature de…
La lumière venait de faire briller quelque chose dans les excréments de l’animal.
Antonio s’approcha en plissant les yeux.
Épilogue : Miséricorde et bonne fortune
– Ici Maria Parloti, qui vous parle du parvis de la petite église San Maria, en compagnie du Père Antonio Agostini. On se souvient tous de la fusillade survenue ici il y a un an. L’enquête a révélé que deux bandes s’étaient affrontées pour récupérer un diamant volé, qui n’a au demeurant jamais été retrouvé… Mon père, vous venez d’apprendre que l’accusation d’homicide retenue contre vous avait été abandonnée, l’état de légitime défense ayant été établi. Est-ce que ça représente un soulagement ?
– On ne peut pas éprouver du soulagement pour avoir tué quelqu’un, mais le seigneur m’a pardonné. Je suis heureux que la justice des hommes en ait fait autant.
– Autre bonne nouvelle, votre église va être entièrement rénovée et une nouvelle aile construite pour accueillir les plus démunis. Comment prenez-vous ça, alors que la situation financière de la paroisse était dramatique ?
Antonio sourit avant de répondre.
– Les voies du seigneur sont impénétrables. Celles de ses créatures sont souvent plus nauséabondes mais il faut garder espoir : il en sort parfois de l’or.
– Tu es déjà debout Esteban ?
– Oui. Je voulais voir le soleil se lever, avant que les ouvriers ne reprennent les travaux de la maison.
Pamela eut un petit rire en l’embrassant.
– Et bien moi je vais me baigner. Rejoins-moi si le cœur t’en dit.
Il suivit son déhanchement des yeux, jusqu’à ce qu’elle plonge dans l’eau fraîche de la piscine. Elle avait vraiment quelque chose de Demi Moore.
Esteban finit son verre d’un trait et le leva vers les nuages blancs qui s’étiraient sous le soleil.
– À la tienne, frangin !
Il se leva et courut vers l’eau fraîche qui miroitait sous le soleil.
– C’est vrai ?
– Puisque je te le dis, Carolina ! L’unité d’élite anticriminalité que je réclame depuis dix ans va enfin être créée !
– Mais… Je croyais qu’il n’y avait pas de budget…
Cassaro vida son verre et le reposa en haussant les épaules.
– Tu sais, un budget ça se trouve. Suffit de savoir où chercher…
Le visage de sa femme s’illumina.
– J’étais sûre que tes efforts paieraient un jour, Carmine ! Ça veut dire qu’on va enfin avoir du temps pour nous ?
– Eh bien… Je suis nommé à la tête de cette unité, mais je te promets qu’on va en trouver.
Se tournant vers la fenêtre, l’inspecteur laissa courir son regard sur les toits de Naples. La vie lui donnait enfin les moyens de prendre soin de l’amour de sa vie, ça ne se refusait pas.
Don Di Martino se leva de son fauteuil pour accueillir sa petite-nièce.
– Comme tu as grandi !
La fillette rougit, serrant son chien dans ses bras.
– Tu voulais me demander quelque chose, Bianca ?
– Non, je… Je voulais t’offrir un cadeau pour ton anniversaire… J’ai pas eu l’occasion l’an dernier, avec tout ce qui s’est passé…
Di Martino s’approcha et la prit dans ses bras. Ça avait été une rude épreuve pour elle.
Bianca se recula timidement et lui tendit une petite boîte.
Le vieil homme sourit et l’ouvrit. Il resta bouche bée devant son contenu.
– Où as-tu trouvé ça ?
– C’est Mario qui me l’a apporté, sourit la petite fille en caressant le chien, il trouve toujours des tas de trésors !