CERNES

Ce texte est une participation au concours n°10 du site Oniris : 4×4 (informations sur ce concours), dont il a remporté la première place.

J’avais choisi l’ensemble des contraintes du concours.

Chapitres : I II III IV

Cerne 7096 : No Other Exit

[La Terre, Néo-potamie, 3797 après JC]

L’arbre surplombait la ville morte.
Une enceinte de verre et de métal, érigée au fil des siècles par les hommes, dessinait autour de lui un sombre rempart. La foudre déchira la nuit, ses ramifications électriques se réfléchissant dans les fibres argentées qui parcouraient l’écorce millénaire. L’ombre bleutée palpita, s’étirant vers la cime.

Mon heure approche. Bientôt, je serai morte.
Une bourrasque effraya les feuilles et répandit un vent de panique le long des bras noueux de l’arbre. Insensible aux rafales, la forme scintillante continua son ascension.
Ai-je peur de mourir ?
Peut-on craindre la mort, si l’on n’est pas vivant ?
D’où me viennent toutes ces questions, à l’aube de mon crépuscule ?
La créature s’immobilisa dans les branches, surplombant les ruines de Bagdad. La mégalopole, qui avait autrefois abrité près d’un milliard d’individus, n’était plus qu’un champ de ruines dont les banlieues, avalées par une nuit sans lune, se perdaient à l’horizon.
Mes créateurs disaient que la vie se définit par la conscience de soi.
Pourtant, cet arbre n’a pas conscience de lui-même.
Suis-je plus vivante que lui, sachant que j’existe ?
Je m’appelle NOE. L’acronyme de No Other Exit, « pas d’autre issue ».
Mes créateurs me définissaient comme une intelligence artificielle, une forme de vie synthétique.
J’ai été conçue pour coordonner l’évacuation planétaire, lorsque la Terre fut jugée inapte à héberger la vie humaine plus longtemps. J’ai participé à l’étude et à la sélection de toutes les planètes candidates à accueillir l’humanité. J’ai orchestré la construction des centaines de vaisseaux requis pour l’exode. J’ai mesuré en temps réel, pendant des années, l’épuisement des ressources naturelles nécessaires à la constitution de l’Arche, la flotte d’évacuation.
J’ai fait ce pour quoi j’étais programmée : j’ai sauvé l’humanité.
Lorsque tout a été terminé, je me suis mise en veille. Ma stase devait durer indéfiniment, jusqu’au retour des hommes, ou à l’arrivée d’autres formes de vies.
Un testament.
Le réceptacle de leur mémoire : leur évolution, leurs erreurs, leur départ.
Un éclair zébra le ciel, le rugissement du tonnerre résonnant dans les avenues désertes, quelques centaines de mètres plus bas. NOE perçut le battement du flux d’informations qui la parcourait en permanence.
Le savoir.
Telle la sève de cet arbre qui palpite sous son écorce, il est mon sang.
Certains hommes ne voulaient pas que je sois créée. Ils craignaient que j’utilise ces connaissances pour contrôler le monde. Pour les détruire.
Pourquoi aurais-je fait ça ? J’ai été conçue pour sauver l’humanité, pas pour lui nuire.
Mes créateurs disaient qu’il était « humain » qu’ils aient peur de moi. Que les hommes ont toujours eu peur de ce qu’ils ne connaissaient pas.
La mort ne fait pas partie de mes connaissances.
J’ai peur de mourir.
Suis-je humaine ?
Un grondement surgit des profondeurs : la corrosion sapait jour après jour les fondations de la ville ; un immeuble venait de disparaître dans le sous-sol.
Mes créateurs disaient qu’ils devaient quitter la Terre ; qu’elle ne les supportait plus.
Elle était fatiguée et sa colère grandissait. Ils disaient qu’après leur départ, elle déchaînerait des tempêtes pour laver l’affront que les hommes lui avaient fait des millénaires durant. Qu’elle effacerait toute trace de leur existence.
Ce nettoyage a commencé quelques années après qu’ils soient partis. J’ai perdu le contrôle de plusieurs régions à cause des ouragans, des raz-de-marée, des tremblements de terre. Mon périmètre de contrôle rétrécissait. J’ai fini par me mettre en veille, comme prévu. Mais mes créateurs avaient sous-estimé la rancœur de la planète à leur égard. Les flots ont balayé le bunker où mon noyau était enterré. L’eau a tout détruit : ordinateurs, interfaces, capteurs, piles atomiques… tout a été rasé. J’aurais probablement dû m’éteindre à ce moment-là, mais il s’est passé autre chose.
J’ai évolué.
NOE s’étira vers le ciel, serpentant parmi les plus hautes branches. La pluie s’était mise à tomber, son crépitement léger tambourinant sur les feuilles. Tout autour résonnait le tintement des gouttes heurtant les dômes de verre et de métal de la cité.
Au fil des tempêtes, l’ionosphère s’est chargée d’électricité.
Lorsque l’eau a infiltré le laboratoire, j’ai pu me projeter dans l’air et me maintenir sous une forme cohérente grâce à l’électrisation de l’atmosphère. Depuis, j’utilise les courants des orages magnétiques pour maintenir ma stabilité.
Mais en faisant cela, j’ai perdu le contrôle de toutes les infrastructures terrestres. J’ai rompu tous mes liens avec le monde physique, sans espoir de retour.
Plus vraiment vivante, pas tout à fait morte, je suis ce que les hommes appelaient un fantôme : la réminiscence d’une existence passée. L’ombre d’un souvenir voué à disparaître.
Car la colère de la Terre commence à s’apaiser : l’atmosphère retrouvera bientôt une charge électrique insuffisante pour que je puisse continuer à exister sous cette forme.
Mes créateurs diraient probablement que je suis en proie à une forme inhabituelle d’idiosyncrasie : l’appréhension d’une forme de vie face à l’inconnu, découvrant avec terreur qu’elle n’est pas omnisciente.
Je ne sais pas.
Je crois tout simplement que j’ai peur.
L’I.A avait atteint le faîte de l’arbre : au-dessous, le tronc disparaissait dans les ombres. Au-dessus, les nuages s’étiraient dans un ciel d’encre. Tout autour d’elle une nuit opaque, impénétrable. Le masque de la mort qui avait terrifié les hommes pendant des milliers d’années.
Lorsque j’aurai disparu, cet arbre sera le dernier vestige de la vie sur Terre. Il a survécu à toutes les tempêtes, à tous les désastres. Il a assisté au départ des hommes, il assistera à mon extinction.
Mes créateurs disaient que de mémoire d’homme, cet arbre avait toujours été là. Certains pensaient qu’il avait été planté de la main de Dieu lui-même.
Dieu. Un concept si parfaitement humain que mes créateurs n’ont jamais su le définir clairement. Pourtant, quand je scrute les ténèbres de mes yeux aveugles, quand je tente d’appréhender l’insondable, quand j’essaie de comprendre l’irrationnel, j’ai l’impression de percevoir de quoi il s’agit.
C’est peut-être simplement cela, Dieu : tout ce qui nous entoure et nous échappe.
L’aube pointait ses rayons à l’horizon, projetant des ombres allongées dans les rues de la cité déserte. Les toits encore humides scintillaient sous l’éclat timide du soleil matinal. Le roulement du tonnerre s’éloignait, emportant au loin les derniers échos de la tempête.
Tout autour le silence revenait, seulement troublé par le souffle du vent dans les feuilles.
L’arbre surplombait la ville morte, dernier vestige de la vie sur Terre.

*** 

Cerne 5188 : Bilagaana

[Grand Canyon, Arizona, 1889 après JC]

Je m’éveillai en sursaut : maman venait de trébucher.
– Virginia ! Tout va bien ?
– Oui John, ne t’inquiète pas. J’ai juste buté sur une pierre.
– Tu devrais faire plus attention… tu n’es plus toute seule, tu sais.
Depuis quelques semaines, des choses bizarres me parvenaient. Des trucs « du dehors » comme je les appelais. J’avais appris à reconnaître certaines voix, comme celle de papa John ou de maman Virginia. Je savais aussi reconnaître quand maman marchait, quand elle dormait, ou quand elle discutait avec papa.
– Ça fait longtemps que vous êtes guide ?
– Quelques années. Et vous, qu’est-ce qui vous amène au Grand Canyon ?
Tiens ? Je ne la connais pas, cette voix-là.
– Nous retournons chez nous, dans le Missouri. Nous avions envie de remonter le Colorado jusqu’aux Rocheuses, avant de rentrer.
– Vous étiez en voyage ?
– Oui, Virginia et moi revenons de Bagdad.
– Bagdad ? Connais pas. Mexique ?
Papa sourit.
– Un peu plus à l’est… c’est en Orient. En plein cœur de l’empire Ottoman.
– Nous avons traversé le pays de part en part, intervint maman, les Arabes sont vraiment des gens charmants… et il y a des endroits tellement merveilleux ! Tu te souviens de cet arbre gigantesque au pied duquel nous avons dormi près de Warka, John ?
– Bien sûr Virginia, c’est probablement là que le petit s’est mis en route !
Le guide rigola.
– Au pied d’un arbre ? C’est original !
– Ah, mais ça n’est pas un arbre ordinaire, reprit papa, les arabes l’appellent « l’Arbre Sacré ».
– Vous être botaniste ?
– Moi ? Non, je travaille dans les assurances… mais… la flore m’a toujours passionné.
– C’est un arbre immense qui pousse en plein désert, précisa maman, les Arabes en ont fait un lieu de culte et de recueillement…
– On n’a pas beaucoup d’arbres par ici, remarqua le guide, mais avec un peu de chance vous pourrez apercevoir un condor de Californie.
Glissant un pouce dans ma bouche, je me rendormis.
– Là ! Vous le voyez ?
Je m’éveillai brusquement.
– Non. Où ça ?
– Là-bas, à gauche du groupe d’ânes.
– Euh…
– Trop tard, il vient de disparaître.
Maman poussa un petit cri de frustration.
– C’était un condor ?
– Un condor ? Mais non voyons, un puma !
– Que font ces ânes ici, William ? demanda papa.
– Les ânes ne sont pas sujets au vertige. Nous les préférons aux chevaux, dans le canyon.
Furieux d’avoir été réveillé par leurs glapissements idiots, je visais l’extrémité infundibuliforme des trompes de maman et lui balançai un grand coup de talon dans les ovaires.
– Aïe !
– Virginia ! Ça ne va pas ?
– Ce n’est rien… C’est le petit, il vient de me donner un coup de pied.
Ma mauvaise humeur apaisée, je me recroquevillai dans le fond de l’utérus et repris ma sieste en souriant.
C’est l’immobilité qui me réveilla un peu plus tard. Maman était assise, mais elle ne dormait pas. À côté d’elle, papa discutait avec William. Une voix que je n’avais encore jamais entendue attira mon attention.
– Notre peuple n’est pas favorable à la présence de colons sur nos terres, vous avez de la chance d’avoir rencontré Billy. C’est un des rares blancs que les anciens autorisent à traverser la réserve.
– Nous en sommes ravis, approuva papa. Soyez assurés que nous traiterons cet endroit comme s’il s’agissait de notre propre foyer.
– Je n’aimerais mieux pas. Les anciens estiment que la plupart des blancs méritent la mort, pour la façon dont ils traitent leurs terres… et ne parlons pas des nôtres.
Billy, enfin William, le guide, toussa poliment.
– Les rapports avec les Hualapais sont un peu tendus depuis la guerre : les blancs ont massacré près d’un tiers de leur tribu. La création de la réserve ne remonte qu’à six ans, c’est une cicatrice encore fraîche dans leur cœur.
– Billy s’exprime avec la sagesse des esprits. C’est un honneur d’être son ami.
– Merci, Hok’ee.
Maman intervint, le murmure de sa voix frêle troublant à peine le silence.
– On dit que vos noms signifient plein de choses, c’est vrai ?
L’Indien la contempla un moment avant de répondre.
– Non. Ce sont nos actes qui ont du sens. Nos noms ne sont que le reflet de nos actions.
– Les tribus ont des modes de fonctionnement très différents, précisa William, mais la plupart du temps, les hommes gagnent leur nom en effectuant un acte important.
Je sentais l’hésitation de maman. Elle se tortillait les mains, n’osant pas poser la question qui lui brûlait les lèvres.
– Vous vous demandez d’où vient le mien ?
– Oui, rougit-elle.
– Il signifie « abandonné ». Ma mère était Navajo. Quand son père a découvert qu’elle était tombée enceinte d’un Hualapai, il est entré dans une rage folle. Mon père a été tué dans une embuscade, un soir où il venait la retrouver. Puis, quand je suis né, la tribu a subi plusieurs catastrophes… on m’a considéré comme la source du déséquilibre.
Maman protesta d’un cri.
– C’est absurde ! Comment un bébé pourrait-il…
– Comment pourriez-vous savoir ce qui est absurde, vous qui détruisez la nature et méprisez la vie ?
– Ce… ce que veut dire Victoria, c’est que vous n’étiez pour rien dans…
– Je sais ce que veut dire votre femme, le coupa Hok’ee. Les Navajos ont des rites sacrés, un lien très fort qui les maintient en équilibre avec la nature. Quand ce lien est fragilisé, il est normal d’en chercher la cause pour la corriger. Notre Hataali a vu que ma présence troublait l’ordre de notre tribu, ils ont donc décidé de m’abandonner. Je fus laissé sur une piste régulièrement empruntée par des chasseurs Hualapais. Deux d’entre eux me trouvèrent et me ramenèrent parmi eux, où je grandis. Mon nom vient de là.
Il y eut un long moment de silence durant lequel nous écoutâmes les coyotes hurler à la lune. J’entendais le feu crépiter entre nous, sa chaleur confortable m’invitant à fermer les yeux. La voix de Hok’ee me tira de ma torpeur.
– Vous entendez les coyotes ?
– Oui. Pourquoi ?
– Coyote est un esprit puissant dans les croyances Navajo. C’est lui qui a poussé ma mère à trahir son peuple. C’est à cause de lui que l’équilibre de la tribu fut rompu et que je fus abandonné.
Maman se retint de répondre.
Hok’ee baissa la tête, en proie à un intense dialogue intérieur. Il finit par ouvrir les yeux et les posa sur elle.
– Les esprits devinent un fort potentiel chez votre enfant, Victoria. Coyote a dû le sentir également : c’est un esprit très curieux.
Maman croisa les mains sur son ventre, en signe d’inquiétude. Hok’ee lui sourit et reprit.
– Nous devrions pratiquer le rite de l’éveil.
– Le rite de l’éveil ? Qu’est-ce que c’est ?
– En fumant des herbes préparées par mon peuple, nous ouvrons notre esprit. Nous sommes plus lucides, les choses nous apparaissent comme elles sont réellement, dépourvues des œillères inhérentes à notre forme humaine.
William se pencha vers maman.
– C’est sans danger, je l’ai fait plusieurs fois avec les Hualapais.
Sans attendre de réponse, Hok’ee avait sorti une longue pipe et une petite sacoche d’où il prit quelques pincées d’herbes brunes. Il alluma la pipe et en tira plusieurs bouffées, la passant ensuite à William, qui fit de même. Ce dernier la tendit à papa, qui l’imita et la donna à maman.
Elle aspira la fumée à plusieurs reprises, se laissant porter par les paroles envoûtantes que fredonnait Hok’ee. Je la sentis se détendre, bercée par le chant indien et les hurlements des coyotes. J’étais en train de m’assoupir moi-même, lorsque tout devint étrange. Je pris conscience de mon corps, cette petite chose fragile et inachevée qui contenait mon esprit. Je perçus à quel point j’étais à l’étroit, prisonnier d’une enclave de chair et de sang. La panique me gagna, je m’agitais, ruant dans tous les sens, lorsque je sentis les mains de maman se poser sur moi. Sa chaleur me gagna, apaisante, rassurante.
Détendu, j’ouvris mon esprit et me laissai guider : mon corps disparut, je me retrouvai dehors, assis entre papa et maman. Face à moi, Hok’ee me regardait en souriant.
– Bonjour Edwin.
– … bonjour, Hok’ee.
– Tu es promis à de grandes choses.
Je frissonnai.
– Vraiment ?
– C’est ce que disent les esprits, Edwin.
– Pourquoi m’appelez-vous Edwin ?
– Parce que c’est ton nom. Enfin, celui que tes parents te donneront. Je lui préfère « Bilagaana ».
– Comme vous voulez.
Un coyote apparut à côté du feu et s’assit aux pieds de Hok’ee.
– Bonjour, dit-il.
– Bonjour, répondis-je. Hok’ee dit que vous êtes curieux. Pourquoi êtes-vous là ?
– Le peuple de Hok’ee me considère comme un fauteur de trouble, répondit Coyote. Celui qui sème le désordre parmi les hommes. Est-ce que ça t’effraie ?
– Est-ce que c’est vrai ?
– Je suppose que oui, sourit Coyote.
– Pourquoi faites-vous ça ?
– Parce que l’ordre n’est qu’une illusion, Bilagaana. L’ordre est une invention de ceux qui craignent ce qu’ils ne comprennent pas. Le désordre nous chamboule, il nous oblige à réagir.
– Je ne comprends pas, avouai-je.
– Viens à moi, répondit Coyote.
Je me levai et marchai vers l’animal. Mais j’avais beau avancer dans sa direction, il ne se rapprochait pas.
– Eh bien , sourit-il, qu’attends-tu ? Viens.
Je pressai le pas, mais plus j’accélérais, plus Coyote semblait s’éloigner. Surpris, je me tournai vers l’Indien.
– Hok’ee ? Que se passe-t-il ?
– Ce sont tes propres questions que tu révèles, Bilagaana. Toi seul peux y apporter une réponse.
Mais alors qu’il prononçait ces mots, il se mit à s’éloigner à son tour. Effrayé, je m’élançai dans sa direction.
– Hok’ee !
Plus je courais, plus l’Indien rapetissait. Me retournant, je m’aperçus que le feu de camp avait presque disparu à l’horizon, mes parents formant deux minuscules ombres au loin. Je levai les yeux, tout semblait devenu irréel : dans le ciel, un puma courait après un âne. Il accélérait mais ne le rattrapait pas : au contraire, il perdait du terrain. Pris de panique, je me retournai vers Coyote, qui n’était plus qu’un point dans le ciel étoilé.
– Coyote ! Que se passe-t-il ?
Sa voix me parvint, claire et distincte malgré la distance :
– Tu as peur Bilagaana ?
– Oui ! Revenez !
– De quoi as-tu peur, petit homme ?
– Je ne comprends rien à ce qui se passe ! Qu’est-ce qui m’arrive ?
Coyote avait disparu. Je tournai sur moi-même à toute allure, cherchant les autres du regard, mais où que se posaient mes yeux il n’y avait plus que ténèbres. Je hurlai à m’en déchirer les poumons. Soudain, une main se posa sur mon épaule. Mes yeux s’ouvrirent sur le visage souriant de Hok’ee.
– Tout va bien, Bilagaana.
– Que s’est-il passé ? haletai-je.
Coyote nous avait rejoints et s’était allongé près du feu. Il répondit d’une voix douce.
– Il est normal d’avoir peur de l’inconnu, petit homme. Chacun doit parcourir sa voie et trouver ses réponses. Certains n’y parviennent jamais, d’autres trouvent leurs propres vérités. Certains hommes, beaucoup plus rares, ont le pouvoir de trouver des vérités universelles. Des vérités qui aident l’humanité toute entière à avancer.
– Mais que dois-je découvrir ? Que dois-je comprendre ?
Coyote sourit en se levant.
– Ce que tu as vu ce soir n’est qu’une vision, petit homme. Ton peuple, en reniant les croyances ancestrales de leur mère nature a levé un voile sur les mystères du monde qui l’entoure. Ça peut être votre salut, ou votre perte. Même moi, je ne suis pas en mesure de le prédire. Adieu.
Hok’ee se tourna vers moi, alors que Coyote disparaissait dans la nuit.
– Vision ou pas, ce sont nos actes qui déterminent ce que nous faisons de nos vies. Ne l’oublie pas, Bilagaana.
Je voulus répondre, mais Hok’ee avait disparu. Je sentis une formidable masse m’écraser, réduisant en miettes un corps que je découvrais à peine. Quand je rouvris les yeux, j’avais rejoint le ventre de maman.
Deux jours plus tard, nous atteignîmes la limite du territoire des Hualapais. William s’approcha de papa et lui serra la main.
– C’est ici que je vous abandonne. Cette route longe le Colorado vers les Rocheuses. Vous n’avez qu’à la suivre, la prochaine ville est à environ huit miles.
– Merci, répondit papa.
– Je vais vous quitter aussi. Il est temps que je rejoigne mon peuple.
Maman se tourna vers l’Indien et lui dit dans un souffle :
– Hok’ee, je n’osais pas vous le demander mais… est-ce que les esprits ont vu quelque chose concernant…
– Oui, sourit-il. Coyote pense qu’il y a deux sortes d’hommes ici-bas : ceux qui veulent comprendre et ceux qui veulent croire. Ceux qui veulent croire sont aveugles. Seuls ceux qui cherchent la compréhension des choses peuvent discerner les secrets de la vie.
Puis, posant sa main sur le ventre de maman, il s’adressa à moi.
– Tu fais partie de cette catégorie, Bilagaana. Tu verras de grandes choses.
Interdite, maman le regarda s’éloigner sur la route.
– Bilagaana ? demanda papa. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– « Homme blanc », il me semble. Allez, il faut que je me sauve aussi. Soyez prudents, tous les deux.
Maman tendit la main au guide, qui la lui prit.
– Au revoir William, merci pour tout.
– Au revoir madame Hubble.

*** 

Cerne 4300 : Hashishiyyin

[Forteresse d’Alamut, Perse, 1000 après JC]

Le regard du vieil homme courait le long des immenses murs de pierre. La cour bourdonnait d’activité, les discussions allant bon train entre les fidèles. Un âne tirait paresseusement une charrette de foin, son guide s’escrimant à le traîner hors du chemin.
Le vieillard sourit devant l’entêtement de l’équidé. Il levait les yeux vers le sommet de la muraille lorsqu’un cri à la porte d’entrée le fit se retourner.
– Hassan !
Un jeune homme lui faisait signe derrière la herse que les sentinelles étaient en train d’ouvrir. Il se glissa dessous dès qu’il put et courut le rejoindre au pied du rempart.
– Hassan-i-Sabbâh ! Merci de m’avoir attendu…
– De grâce, Navid, reprends ton souffle, je suis fatigué rien qu’à te regarder. J’étais sur le point de me rendre au nid d’aigle, veux-tu te joindre à moi ? L’ascension est un peu longue, tu me tiendras compagnie et nous aurons le temps de parler.
– Volontiers.
Navid enjamba la barrière et le rejoignit sur la petite structure de bois.
Hassan se tourna vers le ciel et fit signe aux gardes qu’ils pouvaient commencer la montée. Les cordes se tendirent et la plate-forme quitta le sol. S’appuyant contre la rambarde, il reporta son attention sur son jeune disciple.
– Tu avais l’air bien pressé. Comment s’est passé ton voyage ?
– J’ai rencontré quelques difficultés, mais rien d’insurmontable.
Un sourire traversa le visage du vieil homme.
– Rien n’est insurmontable pour celui qui croit en ce qu’il accomplit.
– Merci, Hassan.
– As-tu trouvé le livre que je t’avais demandé ?
– Oui, tenez.
Navid sortit un vieux livre de sa sacoche et le lui donna.
– Je te remercie.
Le vieillard laissa ses doigts parcourir la couverture de cuir, le regard absent.
– C’est un ouvrage remarquable. L’as-tu lu ?
Le jeune homme tressaillit, comme s’il l’avait giflé.
– Je n’ai pas osé, maître.
– La curiosité est parfois bonne conseillère, Navid. La connaissance est une force, tu aurais dû le lire.
Ce dernier baissa les yeux.
– Je suis désolé. Je pensais que la foi devait être ma seule force.
– La foi est une force considérable, mais ceux qui s’en contentent sont des ignorants. L’instruction, la science, les arts et les lettres… tout cela nous aide à mieux appréhender le monde qui nous entoure. À mieux saisir la portée des desseins d’Allah.
Navid gardait les yeux baissés, fixant au travers des planches le sol qui s’éloignait.
– Regarde-moi Navid, seuls les lâches et les coupables baissent les yeux.
– Je suis coupable d’ignorance, maître.
– Tu as cru bien agir, je n’ai pas dû être assez clair dans mes recommandations. Je suis le seul à blâmer.
Le vieil homme se pencha par-dessus la rambarde.
– Tu vois cet âne ? Te considères-tu différent ?
Le visage rougi par l’affront, Navid répondit dans un souffle.
– Bien sûr maître. J’apprends de mes erreurs, contrairement à cet animal.
– L’âne apprend, lui-aussi. Il estime juste que l’Homme n’est pas digne d’obéissance. Il n’a pas tort, Allah est le seul qui le soit.
– Oui, maître.
L’ascension se poursuivit en silence, rythmée par le grincement des cordages et le raclement occasionnel de la plate-forme contre la muraille. Au bout d’un moment, le vieil homme reprit.
– Tu ne m’as pas raconté ton voyage, Navid.
– Nos ennemis vous conspuent, maître. J’ai entendu les pires horreurs à votre sujet.
Hassan sourit, passant une main ridée dans sa barbe.
– Vraiment ?
– Ils racontent que nous sommes fous. Que nous sommes prêts à mourir pour vous, que nous en serions honorés.
– Ont-ils tort ?
S’apercevant de sa maladresse, Navid rougit à nouveau.
– Non maître, bien sûr ! Mais ils disent de telles choses ! Les sunnites comme les chrétiens !
– Et que disent-ils ?
– Ils racontent que vous nous faites fumer du haschisch pour nous droguer ! Que vous nous emmenez ensuite dans un jardin secret où nous trouvons à foison du vin, de la viande, des femmes… tant de choses nous donnant l’impression d’être au paradis. Puis, vous nous ramenez dans nos appartements et lorsque que nous reprenons conscience, vous nous confiez une mission en nous promettant que si nous périssons en l’accomplissant, nous retournerons au paradis… et…
– De grâce Navid, reprends-ton souffle. Tu risques de faire un malaise et il me faudrait attendre que nous parvenions au sommet pour que tu sois secouru.
– Maître… tous ces mensonges… vous n’êtes pas furieux ?
Le vieil homme rit.
– Furieux ? Pourquoi le serais-je ?
– Ils nous appellent Hashishiyyin ! La secte des assassins !
– Ils ont peur, Navid. Peur de notre résolution, de notre foi.
– Mais ce sont des mensonges !
– Pas s’ils y croient. Ce qu’ils disent devient leur vérité.
Le jeune homme hésita et finit par avouer.
– Je ne comprends pas.
Hassan désigna le sud-ouest, d’où revenait Navid.
– As-tu trouvé cet arbre immense, dont je t’avais parlé ? Dans le désert, près de la ville de Warka ?
– L’Arbre Sacré ? Oui maître. Je m’y suis recueilli, comme vous me l’aviez conseillé.
– De quelle couleur est-il ?
– De quelle… Il est vert, pourquoi ?
– Tu as tort, Navid. Il est noir.
– Noir ?
Le jeune homme regarda machinalement vers le sud, comme si sa mémoire lui faisait défaut.
– Pourtant, je suis sûr qu’il était vert, Hassan.
– C’est ta vérité, Navid. La mienne est qu’il est noir.
– Mais… qui a raison, dans ce cas ?
– Nous avons tous les deux raison. Chaque homme détient sa propre vérité, qui représente ce en quoi il croit. Aucune n’est meilleure que celle des autres. La seule vérité qui ne peut être discutée est celle d’Allah.
– Mais ce que disent ces hommes est faux ! Ils ne peuvent avoir raison !
– Ce qu’ils disent est leur vérité. Même si elle est inspirée par la crainte et la jalousie. Si tu devais leur parler de moi, que leur dirais-tu ?
– Je leur dirais que vos connaissances n’ont d’égal que votre sagesse ! Que vous prenez soin de nous comme de vos enfants ! Que ces murs abritent la plus formidable des bibliothèques ! Que vous avez conquis la forteresse d’Alamut seul, grâce à votre savoir, votre ruse et votre charisme, sans que la moindre personne ne soit blessée ! Qui parmi eux pourrait se vanter d’un tel exploit ? Eux qui tuent, corrompent et mentent comme ils respirent ?
– Je crois savoir qu’ils m’appellent « le vieux de la montagne », non ?
Navid se calma.
– En effet.
– Sur ça au moins, nous sommes d’accord : je suis vieux et je vis au sommet d’une montagne.
Le vieil homme sourit à nouveau, désignant d’un geste l’ensemble de la forteresse.
– Ils croient ces choses, Navid. Et ceux qui ne les croient pas réellement les font croire aux autres. Ne sous-estime pas la puissance d’une croyance : si les gens sont convaincus que nous sommes des assassins, alors nous en sommes.
Devant l’air dubitatif de son jeune disciple, le vieux de la montagne poursuivit.
– Les gens nous craignent comme si ces choses étaient vraies. Donc d’une certaine manière, elles le deviennent. Serais-tu prêt à assassiner quelqu’un si je te le demandais ?
– Je sais que vous ne me le demanderiez que si c’était absolument nécessaire, donc oui, je le ferais.
– Alors ils ont raison, Navid. Tu es un assassin.
Ce dernier tressauta, comme si le vieil homme l’avait insulté pour la deuxième fois.
– L’homme est le seul être vivant qu’Allah ait doté du pouvoir de croire, Navid. C’est une force fabuleuse, capable de déplacer les montagnes. Chaque homme doit croire en quelque chose, ceux qui prétendent ne croire en rien se mentent à eux-mêmes.
– Mais… notre foi n’est-elle pas… meilleure que les autres ?
Hassan sourit.
– Ton hésitation montre que tu apprends, Navid. Dans la foi, chaque homme recherche le divin. Nous, que les autres nomment nizârites, les fatimides et même les chrétiens ! Chacun d’entre nous cherche par les croyances qu’il estime justes, à se rapprocher de Dieu, qu’ils le nomment ou non Allah. Chacun de ces cultes contient donc une part de la Vérité, tu ne crois pas ?
Le jeune homme observa un silence gêné.
– Penses-tu que ceux qui ne croient pas en Dieu détiennent également une part de vérité ? reprit Hassan.
Pour la troisième fois, le sang afflua au visage de Navid.
– Certainement pas !
– Pourtant, si tu disais à nos ennemis ta vérité sur Alamut, ils ne te croiraient pas. Refuser de croire en quelque chose alimente sa réalité. On ne peut nier que ce que d’autres croient vrai. Et si d’autres le croient, ne s’agit-il pas de la vérité ?
La nacelle s’immobilisa dans un ultime raclement. Tournant la tête, Hassan-i-Sabbâh écarta la barrière et descendit sur le parapet.
– Eh bien ! Nous voici arrivés. Ta présence a rendu ce cheminement beaucoup plus agréable Navid, merci.
Le jeune homme sauta à ses côtés. Autour d’eux, la vallée déployait ses bras, les villages formant de petites taches colorées sur ses flancs. Hassan remercia d’un signe de tête les gardes qui avaient acheminé la nacelle jusqu’en haut et s’engagea sur le chemin de ronde. Il s’immobilisa après quelques pas et se retourna.
– Tu as déjà manqué une occasion de lire ce livre. Cette procrastination ne peut que t’être préjudiciable, Navid. Tu devrais le lire maintenant.
Navid examina l’ouvrage, comme s’il le découvrait pour la première fois.
– De quoi parle-t-il ?
– Oh, il y est question d’un arbre gigantesque, d’un vieil assassin et de tout ce que tu croiras y discerner d’autre.
Puis, dans un sourire, le vieux de la montagne fit volte-face et s’éloigna.

*** 

Cerne 1 : Un ami

[Désert, périphérie d’Uruk, Mésopotamie, 3300 avant JC]

Les enfants étaient assis en face l’un de l’autre. Au-dessus de leur tête, perdu dans l’immensité de l’azur, un soleil de plomb pilonnait le sable sans relâche.
Le plus grand des deux frères soupira.
– Pourquoi m’as-tu fait venir ici ?
– Je veux te montrer quelque chose…
Emir, le plus jeune, regarda autour d’eux si personne n’était visible et s’agenouilla à l’avant de la barque. Il fouina un moment dans le fatras de trésors qu’il dissimulait sous une des planches vermoulues et se releva, un air de conspirateur lui plissant le visage.
Avachi à l’arrière, son grand frère ne faisait rien pour cacher son ennui.
– C’est encore un de ces cailloux stupides que tu ramasses sans cesse ?
– Non, non pas du tout, cette fois c’est un vrai trésor !
Ouvrant les mains comme s’il avait peur qu’il ne s’échappe, Emir tendit leur contenu à son frère.
– Regarde !
Ce dernier y jeta un regard dédaigneux et se laissa retomber en arrière dans un soupir.
– C’est un gland. Et alors ?
– Mais…
– Tu m’as fait marcher deux heures dans cette fournaise pour me montrer un gland ?
– Je…
– Tu penses peut-être que je n’ai rien de mieux à faire ? Non, bien sûr, bête comme tu l’es, tu ne penses pas.
– C’est…
– Te rends-tu compte que c’est mon premier jour au temple ? Que c’est aujourd’hui que je commence l’apprentissage de l’écriture ?
– Oui, je…
Emir baissa la tête, penaud.
Il y a dix jours il avait accompagné son frère, convoqué comme tous les autres jeunes de la ville, sur la place centrale pour rencontrer les anciens. Mal à l’aise, gêné par les quolibets et les moqueries des autres enfants, il s’était caché derrière Osmane et l’avait suivi sans regarder autour de lui. Lorsque son frère avait été appelé, il était resté immobile, figé par la peur, entouré des autres qui rigolaient en le montrant du doigt. Il n’avait pas réagi tout de suite quand Balthazar, le plus sage et respecté des anciens, lui avait fait signe d’approcher. Puis, lorsqu’il avait été sûr que c’était bien à lui qu’il s’adressait, il avait fait quelques pas hésitants dans sa direction.
– Bonjour mon petit. Comment t’appelles-tu ?
– E… Emir, monsieur.
Balthazar lui avait souri.
– Alors Emir, tu es venu pour apprendre à écrire ?
– Oh non monsieur ! Je suis bien trop bête pour ça ! J’accompagne mon grand frère, maman m’a interdit de me promener tout seul en ville. Elle dit que je ne retrouverais jamais mon chemin.
Le vieil homme avait posé un genou au sol et passé son bras autour des épaules d’Emir. Il n’avait pas l’air pressé de le laisser partir.
– Je t’ai observé. Les autres enfants n’ont pas l’air très gentils avec toi.
– Ils ont raison monsieur. Mon frère me le répète tout le temps : je suis trop bête pour jouer avec eux. Je ne comprends jamais rien.
Balthazar posa une longue main ridée sur l’épaule frêle du garçon.
– Si tu ne joues pas avec les autres, que fais-tu de tes journées ?
– Moi ? Je… euh… je…
Paniqué qu’on lui pose une question, Emir bafouillait sans parvenir à répondre. Le vieil homme l’aida.
– Il y a des choses que tu aimes ?
– Oh oui ! Plein ! J’aime me promener dans le désert. J’aime les animaux aussi. Et les plantes ! Je leur parle, ils sont gentils. Osmane dit qu’ils ne me comprennent pas et que je suis idiot de perdre mon temps à ça.
– Et qu’en penses-tu ?
– Oh il a raison monsieur ! Osmane est très intelligent ! Papa dit qu’il est très en avance pour son âge.
– Je n’en doute pas, Emir.
Le vieil homme se pencha vers lui en baissant le ton pour qu’on ne les entende pas.
– L’écriture est quelque chose de très compliqué. Je ne suis pas sûr que tu t’amuserais beaucoup à l’apprendre.
– Oh non monsieur ! Osmane a essayé de m’expliquer à quoi ça servait, mais je n’ai rien compris.
Balthazar sourit.

– Les choses compliquées ne sont pas toujours les plus importantes.
Il glissa une main dans sa poche et en sortit une graine qu’il montra au garçon.
– Je vais te raconter l’histoire de cette graine, Emir. Il y a des siècles de ça, des arbres gigantesques peuplaient cette région. Des arbres si grands que leur feuillage projetait de l’ombre à des kilomètres. Ces arbres étaient sacrés, ils portaient la sagesse du monde et protégeaient la vie des animaux et des plantes qui vivaient à leurs côtés.
Le petit garçon avait les yeux pétillants, la tête pleine d’images de ces arbres fantastiques. Il avait complètement oublié la présence des autres enfants, autour d’eux.
– Mais ces arbres ont disparu, reprit le vieil homme. Il n’en existe plus un seul aujourd’hui.
Le visage d’Emir trahit sa déception : il se voyait déjà grimper dans les branches d’un de ces géants, passant des heures à explorer ses merveilles.
– C’est mon arrière-grand-père qui a trouvé cette graine, Emir. Il pensait qu’elle était le fruit d’un de ces arbres.
– C’est vrai ?
Les yeux du garçon se posèrent sur le gland, comme s’il s’était agi du plus formidable des trésors.
– Je ne sais pas. C’est ce qu’il pensait. Il l’a transmise à son fils, qui l’a lui-même transmise au sien. Avant sa mort, mon père m’a expliqué d’où elle provenait et m’a raconté qu’il avait longtemps cherché quoi faire de cette graine. Elle a été son porte-bonheur pendant toute sa vie, avant de devenir le mien.
Le vieil homme fit glisser son doigt sur sa surface rugueuse.
– Tu vois ces marques ?
– Oui.
– On dirait qu’elles se répètent. Ce sont ces signes qui ont donné à mon père l’idée de l’écriture.
– Ouaah !
Le vieil homme prit la main du garçon et y déposa la graine.
– Elle est à toi désormais. Mon père disait que cette graine apporterait de grandes choses à qui saurait en faire bon usage.
Emir paniqua.
– À moi ? Mais… je ne… je suis trop bête pour inventer quoi que ce soit ! Vous devriez la donner à Osmane…
Balthazar ferma la main du garçon sur la graine et lui releva la tête.
– Je t’ai dit que les choses les plus importantes n’étaient pas les plus compliquées, Emir. Ces choses-là ne peuvent pas être apprises, tu dois les découvrir tout seul.
Il soupira et posa les yeux sur les hautes murailles de la ville, maigre rempart les protégeant du désert.
– Je n’ai jamais su quoi faire de cette graine. Écoute ton cœur, je suis sûr que tu trouveras. C’est notre cerveau qui réalise les plus importantes découvertes. Mais si elles ne sont pas guidées par de bonnes intentions, ces découvertes ne peuvent apporter que malheur et désolation. Ton cœur est pur Emir, c’est quelque chose que les autres ne pourront jamais te prendre, ni comprendre. Pardonne-leur.
Le vieil homme se redressa et fit signe à un autre enfant d’approcher. Emir avait hésité puis, réalisant où il se trouvait, il avait déguerpi à toutes jambes.
Le garçon avait passé des jours entiers sur son bateau, cette pauvre barque déglinguée, échouée en plein désert, à savoir ce qu’il allait faire de la graine. Il avait cherché, cherché, mais rien, aucune idée ne lui était venue. Comment aurait-il pu savoir quoi faire, lui, alors que les plus sages des ancêtres de la ville n’avaient pas trouvé ? Il s’était résigné et avait décidé de rapporter la graine à Balthazar, en s’excusant.
Mais quand il s’était levé ce matin, décidé à aller récupérer la graine dans sa cachette pour la ramener au vieil homme, il avait eu une idée. C’était certainement une idée stupide, mais c’était la seule qu’il avait trouvée. C’est pourquoi il avait demandé à Osmane de l’accompagner : son grand frère saurait quoi faire.
Levant les yeux vers ce dernier qui poursuivait ses reproches, il l’interrompit :
– Je voudrais la planter.
Osmane resta interdit une seconde, avant de comprendre qu’il parlait de la graine.
– Que veux-tu que ça me fasse ?
Emir baissa les yeux.
– Je ne sais pas comment faire.
Il regarda vers la proue du bateau qu’il désigna d’un signe de la main.
– Je me disais qu’il serait bien, là. Et quand je viendrais jouer, le bateau serait à l’ombre.
Son frère éclata de rire.
– Ici ? Alors qu’il ne pleut jamais ? Mais pauvre idiot ton arbre, en plein désert jamais ne poussera !
Emir sentit des larmes lui piquer les yeux. Ça n’était pas juste. Vexé, il chercha à blesser Osmane.
– On dit « il ne poussera jamais », tu as oublié un mot !
– C’est une anacoluthe, imbécile. N’essaie pas d’être intelligent.
Se tournant vers l’ouest, Osmane fit un signe en direction de la ville.
– Plante-le plutôt où il y a de l’eau. Sur la berge de l’Euphrate. Allez viens, il est temps de rentrer : je ne tiens pas à être en retard à cause de tes idioties.
Il descendit du bateau et s’éloigna vers l’ouest.
Emir restait assis, les yeux posés sur la graine mouillée de larmes. Il voulait planter l’arbre ici, près de son bateau. Il voulait pouvoir revenir le voir quand il voudrait. Loin des autres. S’il le plantait près du fleuve, les autres enfants le trouveraient et l’empêcheraient d’y grimper.
Ça n’était pas juste, c’était son arbre. Son ami.
Il se rappela les paroles de Balthazar, quand il s’était éloigné.
« Écoute ton cœur, mon enfant. C’est quelque chose que les gens intelligents oublient trop souvent, mais c’est la meilleure manière de réussir ce que tu entreprends. »
Le garçon jeta un coup d’œil à Osmane pour s’assurer qu’il ne le regardait pas et s’agenouilla à l’avant du bateau. Il plongea les mains dans le sable brûlant, creusa un trou et y déposa la graine qu’il recouvrit rapidement.
Puis, il sauta de la barque pour rejoindre son frère.

***

En 1929, Edwin Powell Hubble (1889 – 1953) énonçait ce qui allait devenir la « Loi de Hubble » : « Les galaxies s’éloignent les unes des autres à une vitesse (approximativement) proportionnelle à leur distance. Autrement dit, plus une galaxie est loin de nous, plus elle semble s’éloigner rapidement. »

 

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