LA BOUCHE QUI N’AIMAIT PAS LES POILS

La fraîcheur de la salle de bain tira Daniel de la torpeur dans laquelle sa douche brûlante l’avait plongé. Apercevant le reflet de la pendule dans le miroir embué, il ne put retenir une exclamation.

– Merde ! Déjà six heures ?

Depuis le début de la semaine qu’il se préparait à cette soirée, il avait encore trouvé le moyen de se foutre en retard. Tout en se frottant les cheveux, il se remémorait les évènements imprévisibles qui l’avaient mené à cet instant. Dans aucun des stratagèmes qu’il avait envisagé pour approcher cette fille, il n’aurait cru que la chose se révèlerait si facile : il désespérait de passer à l’acte, certain de son échec, lorsqu’elle était tout simplement venue le trouver pour lui filer rencard…
Angie lui avait donné rendez-vous à 19h30. Il devait finir de se préparer, et récupérer sa voiture sur le campus. En se dépêchant, il avait encore le temps.

Du calme, Dany, tout va bien se passer…


– Il est en retard.

La jeune femme était prête depuis une éternité et ce lourdaud avait déjà un quart d’heure de retard.
Elle passa dans la cuisine, vérifia pour la énième fois que les boissons étaient au frais, se servit un verre d’eau et revint au salon. Elle rajusta sa jupe en se demandant si elle avait encore le temps de se changer : cette dernière remontait terriblement, et elle allait devoir faire attention si elle ne souhaitait pas offrir sa culotte en spectacle au premier faux mouvement. Le coup de sonnette la fit sursauter, mais elle attendit quelques instants pour aller ouvrir. Elle jeta un coup d’œil à sa coiffure en passant devant la glace et ouvrit, consciente de l’effet qu’elle produisait sur la plupart des hommes.

– Désolé pour le retard.
– C’est rien, entre Daniel.

Elle s’effaça pour le laisser passer, lui faisant signe de déposer sa veste sur le portemanteau.

– Tu ne m’as pas dit où je t’emmenais, j’espère que ma tenue fera l’affaire.

Elle l’examina des pieds à la tête, prenant tout son temps pour le mettre mal à l’aise. Il portait un jean fashion sur des baskets noires, et un t-shirt blanc qui moulait délicieusement son torse athlétique. Comme à son habitude, ses cheveux blond cendré étaient à peine coiffés ce qui lui donnait l’air faussement négligé qui l’avait faite craquer.

– Tu es parfait.

Elle s’assit sur le canapé et lui fit signe de la rejoindre.

– Alors, où va-t-on ?

Angie fit mine de réfléchir, hésitant entre plusieurs destinations.

– Je connais un bar qui fait vaguement boîte et resto. C’est un peu bruyant, mais sympa.
– Ça m’a l’air bien.
– Je suis sûre que tu vas aimer : y a relativement peu de connards là-bas. Tu veux une bière ?
– Avec plaisir.

Daniel se perdit dans la contemplation de son dos à moitié nu et de la forme parfaite de ses fesses, alors que la jeune femme se dirigeait vers la cuisine.

Jusqu’ici, tout va bien, sourit-il.


– Drôle de nom pour une boîte.

L’endroit était sombre et frais, la déco gothique lui conférant un caractère inquiétant. Angie passa son bras autour de celui de Daniel, et l’entraîna vers le fond de la salle.

– Le patron est féru d’occultisme, c’est pour ça qu’il l’a appelée la crypte.

Ils s’assirent à une table éloignée de la sono, histoire de s’entendre parler. Angie était bien plus surprenante que Daniel ne s’y était attendu. Il avait toujours redouté l’aspect superficiel de ces filles tant convoitées mais, pour une fois, il était réellement content de s’être trompé.

– Tu viens souvent ici ?
– Ça m’arrive, pourquoi ?
– À voir tous les sourires qui te sont adressés, je me dis qu’ils ne sont pas tous dus à ta beauté.

Angie esquissa un sourire et posa sa main sur celle du jeune homme.

– Charmeur. Ceci dit tu as raison : je viens moins maintenant, mais quand je suis arrivée dans cette ville j’ai beaucoup fréquenté cet endroit.

Daniel se sentait légèrement grisé. Les trois verres de Sangria qui avaient succédé au dîner, associés aux quelques bières descendues chez Angie y étaient probablement pour quelque chose.

– Tu ne m’invites pas à danser ?

Angie s’était levée, sa peau d’albâtre éclatant sous la lumière noire des spots. Ses longs cheveux blonds ruisselaient sur ses épaules nues, ceignant son visage d’un écrin ambré. Daniel s’aperçut qu’il était en train de la dévisager, et se leva en bafouillant.

– Euh… Si, ouais… Bien sûr.

La sono diffusait des trucs plus calmes, sous les lumières tamisées de la piste de danse. Il reconnut Close to me des Cure, alors qu’il enlaçait Angie. Elle se blottit contre lui et enfouit sa tête au creux de son épaule. Son corps était chaud et palpitant, Daniel sentit ses mains devenir moites, la poitrine de la jeune femme pressée contre son torse. Angie perçut son trouble et releva la tête.

– Ça ne va pas, Dany ?
– Si… C’est juste que je…

Elle posa ses lèvres sur les siennes pour le réduire au silence et se serra un peu plus contre lui. Sa langue se fraya un chemin dans sa bouche, ses mains glissant le long de ses hanches jusqu’à la naissance des ses fesses. Daniel sentait Angie ondoyer sous ses mains, son pubis contre le sien, et il ne parvenait plus à dissimuler l’émotion que la jeune femme faisait naître en lui.


La porte des toilettes claqua, le verrou laissant entendre un bruit sec derrière eux. Daniel la saisit par les épaules et la plaqua contre la cloison. Sa main disparut sous sa jupe et glissa dans sa culotte. Angie frémit lorsque ses doigts se posèrent sur ses lèvres et ne put réprimer un soupir, rejetant la tête en arrière, avant de le repousser.

– Attends, pas ici. Laisse-moi faire.

Elle s’agenouilla devant lui et déboutonna son jean fébrilement. Quand sa bouche trouva son sexe, Daniel dut se mordre les lèvres pour ne pas laisser échapper un râle. Il sentit un désir bestial s’emparer de lui mais parvint à se contrôler et releva brutalement la jeune femme par le bras avant de se rajuster.

– Je crois qu’on ferait mieux de rentrer.


 – Nous y voilà, je vais te laisser maintenant.
– Quoi, sans même entrer prendre un dernier verre ? Ce serait la dernière des grossièretés !
– Il commence à se faire tard, on peut remettre ça à une autre fois…
– Voyons Dany, la nuit commence à peine ! Tu réfléchis trop, ça n’est pas bon pour un garçon de ton âge…

Le rire cristallin d’Angie résonnait encore à ses oreilles quand Daniel ressortit des toilettes. Il dut réprimer sa nausée en passant devant le corps disloqué de la pauvre petite chose avec laquelle il avait passé la soirée. Son visage n’était plus qu’un magma informe, sanguinolent, et une partie de ses intestins pendaient encore au lustre du salon. Elle était sûrement morte avant de s’éclater la tête sur le carrelage.
Il s’agenouilla près d’elle et passa la main dans ses cheveux poisseux de sang.

– Putain Angie… Pourquoi as-tu tellement insisté ? Je t’avais dit qu’il ne fallait pas que je reste. Merde, je te l’avais dit !

Il lui était impossible de déterminer si la sensation d’humidité sur son visage provenait de sa joue lacérée ou s’il était en train de pleurer. Il ne put retenir un nouveau haut-le-cœur et vomit sur le carrelage du hall.


Le vent s’engouffrant par la fenêtre ouverte le ramenait progressivement à la réalité. C’était ce qu’il faisait toujours, après : conduire, vite et sans but. Fixer son attention sur autre chose. N’importe quoi. Oublier à tout prix. La scène était encore tellement confuse dans son esprit. Comme d’habitude. Il alluma l’autoradio et mit le premier cd qui lui tomba sous la main. Il ne put s’empêcher de sourire devant l’ironie du sort, alors que retentissait les premiers accords de Poison d’Alice Cooper. Ce poison qui venait de lui sauver la vie, en détruisant une fois de plus son amour. Un amour dont le dernier souvenir qu’il garderait était le bruit sourd et spongieux du corps d’Angie heurtant le sol. Elle n’avait pas crié. Rien. Seuls ses yeux exorbités par la douleur lui avaient révélé combien elle souffrait. À cette pensée, Daniel eut envie de jeter la voiture sur le premier arbre venu, mais ça ne servirait à rien. Il l’avait déjà fait.

– Tu veux une bière ?
– Ok Angie, et après je décolle.
– C’est toi qui vois, beau blond, mes parents m’ont donné quartier libre ce soir !

Encore ce rire !

Daniel ferma les yeux pour ne plus l’entendre, mais il savait qu’il l’entendrait pour le restant de ses jours. Comme tous les autres. Les lèvres d’Angie étaient douces et il avait de plus en plus de mal à garder le contrôle de lui-même. Il tenta à nouveau de se dégager, conscient qu’il ne parviendrait plus à se maîtriser très longtemps.

– Angie, je dois vraiment y aller. Il faut que…
– Qu’est-ce qui se passe Dany ? C’est ta première fois ? Tu n’as pas à t’inquiéter…

Il fut surpris qu’elle puisse penser ça, et resta silencieux un moment, cherchant comment il devait prendre la chose.

– Non Angie, je ne suis pas…

La jeune femme posa un doigt sur sa bouche.

– Tout va bien se passer, tu vas voir.

Elle le prit par la main, l’entraînant à sa suite dans le grand escalier qui menait aux chambres de l’étage. Daniel la suivit dans un état second, le regard rivé sur ses fesses dont le déhanchement sensuel l’hypnotisait. Il avait rêvé de cet instant pendant des semaines, et maintenant qu’il y était, il aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs.


 Angie retira son débardeur d’un geste souple, la pâleur de sa peau éclatant dans l’obscurité de la chambre. Ses seins étaient parfaits, Daniel sentit une bouffée d’adrénaline l’envahir. Il voulait s’enfuir, mais son corps ne lui appartenait plus. Il se contenta de la regarder se déshabiller sur le lit, seulement éclairée par la clarté de la lune qui filtrait par la fenêtre ouverte.
La jeune femme était nue, maintenant, et elle s’approchait de lui sensuellement, féline. Elle retira le t-shirt de Daniel et commença à couvrir son corps de baisers. Il se sentit partir et posa une dernière fois son regard sur la jeune femme qui achevait de le déshabiller, faisant courir ses lèvres sur son torse nu.

Adieu Angie…
Je t’aime.

Les yeux de la jeune femme se noyèrent dans le regard perdu du garçon. Elle s’entendit murmurer d’une voix éteinte :

– Je t’aime Dany, tu dois bien comprendre que c’est pour ça…

Elle ferma les yeux et ouvrit la bouche, ses canines étincelant dans la clarté lunaire, avant de planter ses crocs dans la gorge du jeune homme.


– Putain ! Qu’est-ce que ça veut dire !?

Elle avait senti le goût juste à temps. Cette merde était comme du poison pour eux, elle cracha nerveusement pour être sûre de ne pas en avaler. Elle se sentit saisie par le bras et voltigea à travers la pièce, heurtant violemment le mur à l’autre extrémité de la chambre. Daniel se redressa sur le lit un sourire carnassier aux lèvres.

– Ça veut dire, petite pute, qu’ici tu es sur mon territoire…

Angie reprit ses esprits et chercha désespérément le garçon du regard. La chose qui s’approchait d’elle était couverte de poils, ses yeux brûlaient d’une lueur sauvage. La panique la gagna instantanément : elle avait entendu beaucoup de choses sur les loups-garous, mais c’était le premier qu’elle rencontrait. Les conseils de son vieux maître lui revinrent à l’esprit, alors qu’elle jetait un coup d’œil affolé vers la porte. Ils sont moins rapides que nous, Angie. Plus forts, mais moins rapides. Ce ne sont que des bêtes sauvages, c’est pour ça que nous autres, vampires, gagnerons toujours. C’est ça, se dit-elle, la finesse contre la force brute. Elle devait jouer là-dessus.

Elle bondit dans le couloir pour mettre de la distance entre eux : au contact, elle n’avait aucune chance. Elle sentait l’haleine du monstre dans son dos. Si elle parvenait à atteindre le lustre et sauter par la fenêtre, elle serait sauvée : dehors il ne la rattraperait pas. Angie se tendit pour bondir, mais au même instant sut qu’il était trop tard. Le coup lui déchira les côtes. Elle fut soulevée de terre par la violence du choc et traversa la rambarde en bois. Elle heurta le lustre avec violence, une partie de ses intestins y restant accrochée. Elle resta suspendue un instant entre ciel et terre, un instant qui sembla durer une éternité, pendant laquelle elle croisa une dernière fois le regard de ce qui avait été Daniel.

Il avait tenté de la prévenir, mais aveuglée par son propre désir elle ne l’avait pas écouté. À moins qu’il n’ait prémédité tout cela. Qu’elle ait été sa proie depuis le début. Elle tenta de sourire une dernière fois, mais quelque chose se déchira en elle et elle tomba lourdement sur le carrelage froid.

Elle fut soulagée que l’obscurité se fasse avant que la bête ne l’atteigne.

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