LE VIVARIUM DU PATRON

Blouse blanche, cheveux gominés en arrière, Albuquerque marchait d’un pas résolu, son nez busqué plongé dans les résultats de la distorsion gravitationnelle qu’ils avaient induite la veille sur la géante Bertaga 21-712. Il pénétra en trombe dans le bureau.

– Théo ! Les analyses de la grosse Berta sont…

Le chercheur se figea sur le pas de la porte, les yeux rivés sur la petite chose qui le dévisageait en souriant, assise sur le tapis. Puis, fustigeant son collègue d’un regard assassin, il pointa un doigt accusateur sur la créature.

– Qu’est-ce que c’est que ÇA ?

– C’est mon fils, Raoul.

– Je le vois bien que c’est ton foutu gosse ! La question c’est qu’est-ce qu’il fait là ?

– Marianne est en déplacement, elle ne peut pas le garder aujourd’hui.

– Mais merde Théo ! C’est pas une raison pour le ramener au boulot, t’es devenu dingue ?

– Et qu’est-ce que tu veux que je fasse, tu crois que ça m’amuse ? J’y peux rien moi si sa garce de mère refait sa vie avec un spatiaute !

Albuquerque saisit Théo par le coude pour l’entraîner hors du bureau.

– Chuuut ! Pas devant lui, voyons…

Théodore se retourna et lança un regard noir à son fils.

– Raoul, tu ne touches à rien et tu ne bouges pas de là ! Je reviens tout de suite.

Les deux hommes sortirent et firent quelques pas dans le couloir.

– Bon sang, reprit Al, tu te souviens de ce qui s’est passé la dernière fois que tu l’as amené ici ?

– Ouais, ouais.

– On a bien failli se faire virer, ouais !

– Je sais, ça va.

– Écoute, tes embrouilles avec Marianne ne me regardent pas, mais t’as intérêt à surveiller ton mouflet parce que s’il arrive un pépin, je ne paierai pas les pots cassés pour toi !

– Ce que j’apprécie vraiment chez toi Al, c’est ta solidarité.

– C’est pas moi qu’ai engrossé une barmaid nymphomane, mon pote. Alors à défaut de savoir tenir ton truc dans ton pantalon, tu ferais bien de garder un œil sur ton gamin.

Théodore haussa les épaules et retourna dans le bureau.

– Tout va bien se passer, il est grand maintenant et…

Il tourna la tête vers Albuquerque qui avait replongé le nez dans ses paperasses.

– Al ?

– Hmmm ?

– Raoul… il n’est plus là !

****

– Rien ici !

– Merde… merde… merde ! Raoul où es-tu ? Raoul ? Raoul !

Albuquerque poussa une énième porte en grommelant.

– Je le savais ! C’était couru !

– On va le retrouver ! Mais où est donc passé ce gosse ?

Les deux hommes parvinrent au bout du couloir et se figèrent : la porte en face d’eux était entrouverte. Sur le lourd panneau de bois laqué brillaient ces quelques mots, gravés sur une plaque d’or fin :

George H. de Toupussan, p-dg.

Albuquerque blêmit, se fondant dans la blancheur immaculée de sa blouse. Les néons du couloir accentuaient son teint cadavérique. Un râle s’échappa de sa gorge nouée.

– On est morts.

Théodore déglutit, repoussa une mèche brune de son front et poussa la porte avec appréhension. Une odeur de vieux cuir et de bois précieux se répandit hors de la pièce. Les rayonnages d’une bibliothèque gigantesque disparaissaient dans les ombres du plafond, derrière l’antique bureau d’acajou. La lumière bleutée d’un spot éclairait une paroi de verre fumé, enclavée entre le bureau et la fontaine à eau. Raoul était là, penché au-dessus du vivarium. Comme la dernière fois. Son père devint écarlate et fondit sur son fils qu’il attrapa par le col et ramena au centre de la pièce.

– Raoul ! Il n’y a que monsieur de Toupussan qui a le droit d’entrer ici ! Tu es trop petit ! Qu’est-ce que tu n’as pas compris tout à l’heure ? « Ne bouge pas » ou « ne touche à rien » ?

– Je voulais voir les petits lézards.

– Il n’y a plus de lézards ! Ils sont morts la dernière fois, quand tu as jeté ta petite voiture dans le vivarium !

Penaud, le gamin baissa la tête. Al s’était avancé jusqu’à la vitre et, avec appréhension, passait la sonde cosmogonique au-dessus du terrarium.

– Oh merde.

Théodore se retourna : un puits d’angoisse avait remplacé le visage de son collègue.

– On est morts.

– Quoi ?

– On est morts.

– Mais quoi, bon sang ?

Un rictus féroce déforma soudain la face d’Albuquerque.

– Non ! Non non non… TU es mort !

– Bon ça suffit Al, arrête de dramatiser, il n’est resté seul que quelques secondes…

– Quelques secondes ? Tu veux que je te rappelle combien de temps il lui a fallu la dernière fois ?

– Tu as jeté quelque chose dans le terrarium ? aboya Théodore à son fils.

Dans la pénombre du bureau la blouse de son père prenait des allures spectrales et menaçantes. Raoul hocha la tête négativement, le regard fixé sur la pointe de ses souliers.

– Mais regarde-moi ces relevés ! Il a forcément tripoté quelque chose !

Albuquerque agitait sa sonde comme un possédé, le front ruisselant de sueur. Un simple coup d’œil avait suffi à Théo pour s’apercevoir qu’il avait raison : la courbe de pérennité évolutive n’aurait rien envié au tracé d’un grand huit. Derrière le vivarium, les centaines de diodes et voyants du panneau de contrôle scintillaient comme une guirlande.

****

– Bon. Il est enfermé dans le cagibi.

– Tu as pu en tirer quelque chose ?

– Il a avoué avoir tripoté une manette, mais il ne se souvient pas laquelle.

Les deux hommes se reflétaient dans la vitre du terrarium. Un silence religieux s’était établi dans le bureau, seulement troublé par le parquet verni qui couinait sous les semelles d’Albuquerque, au rythme de son déhanchement nerveux.

– Il va falloir que tu y ailles, finit-il par déclarer.

– Où ça ?

Al désigna le terra d’un signe de tête.

– T’es malade.

– On n’arrivera jamais à rétablir des paramètres stables à distance en aussi peu de temps, Théo. Surtout sans savoir ce que Raoul a bidouillé… Une intervention directe est le seul moyen de corriger ce foutoir avant que le patron ne revienne, tu le sais aussi bien que moi.

– Merde, Al, tu te souviens de ce qu’ils ont fait à ce Chicano ?

– Qui ça ?

– Le mec du ménage qu’on avait envoyé évaluer les dégâts, quelque temps après l’accident des lézards.

– Jesús ?

– Ouais !

– Oh, ça va… On l’a ressuscité, non ?

– C’est pas la question, j’fous pas les pieds dans ce merdier.

– Théo, on parle d’un immigré clandestin avec trois mots de vocabulaire ! T’as un MBA en cosmologie appliquée et vingt-cinq piges d’expérience en cosmogonie, ce sera un jeu d’enfant pour toi… Tu remets ce bazar sur les rails et avec un peu de bol, le patron n’y verra que du feu.

– C’est hors de question.

– Comme tu veux. Je retourne à la grosse Berta, bonne chance avec de Toupussan.

Albuquerque fit demi-tour et se dirigea vers la porte.

– Al ! Attends ! Tu ne peux pas me laisser comme ça !

– C’est TON fils, mon pote. C’est TA bataille.

Vaincu, Théodore laissa échapper un long soupir.

– OK. C’est bon. Je vais descendre.

****

Théodore passait une main délicate et manucurée le long de son visage. Une peau douce glissait sous ses doigts fins, le long d’un ovale parfait encadré d’une cascade de cheveux blonds. Ses grands yeux verts, soulignés d’un simple trait de crayon noir, le dévisageaient d’un air incrédule dans le miroir.

– Oh bravo.

– Théo ? Tu es là ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Tu m’as transféré dans une gonzesse.

Albuquerque éclata de rire à l’autre bout du transcom.

– Tu sais bien qu’on a aucun contrôle sur l’hôte de destination, Théo. Comment tu t’appelles ? Tu es mignonne ? Envoie-moi une photo de tes seins.

– Tu n’es qu’un porc, répondit-il en ouvrant son sac à main.

Il fureta un moment dans un capharnaüm qui lui évoqua l’état du terrarium, avant d’en extraire le permis de conduire de la jeune femme.

– Je m’appelle… Samantha. Sam Beckett.

– Enchanté, Sam. Vous habitez chez vos parents ?

– Quand tu auras fini de dire des conneries, indique-moi plutôt par où commencer.

– D’après la sonde, tu devrais trouver le rapport quotidien dans un kiosque à la sortie du bâtiment où tu te trouves, sur la droite.

Après un dernier regard à son corps d’emprunt, Théodore lissa sa jupe, rajusta la veste de son tailleur et poussa un long soupir. Il attrapa son sac à main et sortit des toilettes.

****

Assis sur un banc, Théodore épluchait la rubrique « monde » du Washington Post. Incrédule, son regard allait d’un titre à l’autre, s’arrêtant ici ou là pour consulter le détail d’un article ou demander une précision à Albuquerque.

– Non mais t’as vu ce merdier ? « Nouvel attentat à New York, deux cents morts dans le métro »… « Escalade de la guerre en Syrie : plus de deux millions de morts ». Et là ! « Russie – États-Unis : la bataille pour l’Europe prend des airs de Troisième Guerre mondiale »… « La Corée s’enflamme »… na na na, ça on s’en fiche… ça aussi… « Échec des négociations : la bande de Gaza à feu et à sang »… Pffff. Je change de rubrique, c’est lassant. Tiens, « Réchauffement climatique : Venise engloutie par les flots ». Et là : « Extinction des baleines, le Japon pleure la fin de ses traditions »… Non mais franchement ? Par où tu veux que je commence ?

– On manque de temps pour une intervention subtile. Aux grands maux les grands remèdes : il faut que tu attaques la pyramide par le sommet.

– J’en ai bien peur.

– Commence ici. A priori tu n’es pas très loin du bureau du patron, cherche une grande maison blanche.

****

– Circulez madame, vous n’avez rien à faire ici.

– Écoutez, il faut absolument que je parle au directeur.

– Président, glissa Al.

– … au président.

– Et moi j’aimerais connaître à l’avance les résultats de la finale du Super Bowl, mais on n’a pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Écrivez-lui, je suis certain qu’il vous répondra.

Théo fourra rageusement les mains dans les poches de sa veste et recula en marmonnant de sombres imprécations.

– Alors, ça donne quoi ?

– Ce type est aussi large que haut et il est con comme un placard. Je n’en tirerai rien.

Théo ouvrit son sac à main et saisit le persuadotron. Glissé au creux de la main, le petit appareil cosmogonique permettait de convaincre instantanément son interlocuteur du bien-fondé de ses propos. De par sa nature hautement subversive, seuls les agents de niveau cinq avaient le droit de l’utiliser et ce, même s’il n’affectait que les créatures inférieures. Il revint se placer devant l’agent de sécurité, qui posa les mains sur ses hanches d’un air menaçant.

– Je croyais vous avoir dit que…

– Bonjour, je dois voir le président.

– … Bien sûr. Qui dois-je annoncer ?

– Madame Beckett. Samantha Beckett.

Le vigile l’emmena voir son chef, qui fut convaincu de l’amener à son chef de service, qui l’accompagna devant le chef de protocole, qui l’amena à son tour au chef de cabinet. Trois salles d’attente et deux cent soixante-sept mètres de tapis plus loin, Théodore fut introduit devant le vice-président. Six secondes plus tard, le vice-président réalisa qu’il n’avait pas les épaules assez larges et fit pénétrer Samantha Beckett dans le bureau ovale.

Le président, surpris de cette incursion aussi inattendue qu’inannoncée, leva les yeux vers les deux arrivants.

– Eh bien Joseph ? Que signifie…

– Madame Beckett a des révélations de la plus haute importance à vous faire, monsieur le président.

– Vraiment ? Et on peut savoir de quel ordre ?

– Euh… je ne sais pas, monsieur le président.

Le vice-président se retira sur la pointe des pieds et referma la porte derrière lui.

– Monsieur le président, il est bien difficile de parvenir jusqu’à vous.

– Pas tant que ça, apparemment ! Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

– Qui je suis n’a aucune importance. Vous permettez ? Ces talons sont une véritable torture.

Théodore s’assit sur un des canapés, retira ses chaussures et commença à se masser les pieds, sous le regard médusé du président des États-Unis d’Amérique.

– Je vous en prie, faites comme chez vous ! Je vous sers quelque chose à boire peut-être ?

– Oh surtout pas ! Je ne suis pas encore habitué à cette petite vessie.

– Euh… et… euh… si vous me disiez ce qui vous amène, dans ce cas ?

– Bien sûr. Nous allons sauver le monde, monsieur le président.

Le président partit d’un bon rire. Il reconnaissait là l’empreinte de Joseph : le vice-président avait toujours eu un humour un peu caustique.

– Rien que ça ?

– Il sera toujours temps de fignoler les détails par la suite, je préfère commencer par quelque chose de basique : le timing est un peu juste.

– Évidemment. Et par quoi commence-t-on, ma chère ?

– Il nous faut une action d’éclat. Quel est votre principal souci en ce moment ?

– Maintenant que vous le dites… nous pourrions mettre un terme au terrorisme, par exemple. En plus, ce serait excellent pour le renouvellement de mon mandat. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

– Allons, ne soyez pas trop dur avec vous-même monsieur le président. Après tout, vous êtes déjà parvenus à tuer Ben Affleck.

– Pardon ?

– Ben Affleck. Le terroriste.

– Vous voulez parler de ben Laden ?

– Merde, je me suis gouré de ligne Théo ! Oui, c’est ça, ben Laden !

– Euh… oui c’est ça, ben Laden.

– Madame Beckett, vous devez comprendre que même si j’apprécie la plaisanterie, mon temps est précieux et…

Le président s’était rapproché du bureau et avait décroché le combiné du téléphone, tandis que Samantha furetait dans son sac à la recherche d’un stylo.

– Monica mon petit, appelez la sécu…

– Ah le voilà ! Je vais vous indiquer où se cachent vos terroristes, monsieur le président. On gagnera du temps. Poussez-vous, voilà… excusez-moi…

Sam fit délicatement tourner le globe terrestre sous ses doigts, marquant ici ou là des endroits au stylo bille.

– Voilààà. En frappant simultanément ces 326 emplacements, vous porterez un coup fatal à l’organisation des 54 principales organisations terroristes. On affinera les emplacements sur une carte plus détaillée, mais ça devrait vous redonner un peu de crédibilité aux yeux du monde et renforcer votre image sur les euh… gens… qui vous servent d’électeurs. On pourra ensuite passer à quelque chose de plus sérieux.

– Non mais dites donc ! Ma crédibilité, mes électeurs et moi-même vous disons bien des choses ! Je ne sais pas de quel asile vous sortez, mais…

– Allons, allons. Appelez John, nous gagnerons du temps.

– John ?

– Le chef de votre… CIA, c’est bien comme ça qu’il s’appelle ?

– Euh… oui.

– Eh bien demandez-lui de vérifier quelques-unes de ces cibles et arrêtons de perdre du temps, voulez-vous ?

La porte du bureau s’ouvrit sur deux armoires à glace en costume et lunettes noires.

– Il y a un problème, monsieur le président ?

Le président regarda les deux hommes, puis Samantha qui s’était rassise et avait repris son massage de pieds. Il raccrocha le téléphone qu’il tenait toujours en main et poussa un long soupir.

– Non, tout va bien. Faites venir Joseph et dites à Monica d’appeler John, à Langley. Et d’annuler tous mes autres rendez-vous cet après-midi. Ah, et qu’elle nous prépare du café, j’ai peur que la soirée ne soit longue.

****

Le chef de la CIA fixait Samantha par-dessus le bord de sa tasse fumante. Il venait de recevoir le rapport des six premiers agents de terrain qu’il avait envoyés vérifier les coordonnées fournies par la jeune femme. Tous avaient confirmé leur validité.

– Comment savez-vous tout ça ? Qui êtes-vous ?

Théodore reposa le buste de Georges Washington avec lequel il jouait et revint s’asseoir face à lui.

– Je vous l’ai dit : je m’appelle Samantha Beckett.

– Pour qui travaillez-vous ?

– Une… euh…

– Une agence de renseignements. Trouve un nom bidon !

– Une agence de renseignements… privée. Illumina… euh… T de Théodore… euh… Incorporated.

– Illumina T. Inc. ? Jamais entendu parler.

– Nous ne sommes pas cotés en bourse.

Le président revint dans le bureau et referma la porte derrière lui.

– Alors John ?

– Alors ça a l’air sérieux. Mes six…

Il s’interrompit pour jeter un œil à son téléphone qui venait de vibrer.

– … mes sept premiers agents confirment les cibles.

– Je vois.

Le président alla se positionner face à la fenêtre, les mains croisées dans le dos.

– Madame Beckett, nous allons mettre une chambre à votre disposition, le temps que nous vérifiions toutes ces informations, puis nous… vous pouvez poser ça et arrêter de jouer cinq minutes ?

Théodore rougit et posa la reproduction collector de la navette Columbia, numérotée 1 sur 100.

– Désolé.

****

– Samantha, mon petit cœur, comment allez-vous aujourd’hui ?

– Très bien Vladimir, merci ! Nous n’attendions plus que vous. Asseyez-vous, je vous en prie.

Le président russe saisit la main de la jeune femme et y déposa délicatement un baiser avant d’aller s’asseoir. Son homologue américain se leva pour ouvrir la séance.

– Messieurs, tout se déroule comme prévu et malgré un ou deux contretemps, nous sommes dans les temps. Je vous propose de commencer par les derniers rapports. La coopération internationale fonctionne à merveille : la faim dans le monde ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir.

Une salve d’applaudissements retentit dans la salle.

Théodore rejeta la tête en arrière et contempla quelques instants la vaste carte du monde. En six mois, il avait réussi à éradiquer la famine en instaurant un programme international de partage des ressources. Sa loi sur le contrôle des naissances avait eu un peu de mal à passer, mais le spectre de la surpopulation ne projetterait bientôt plus son ombre sinistre sur l’avenir de l’humanité. Les directives écologiques qu’il avait imposées sur les émissions de CO2, le contrôle de la pollution et la régulation des matières premières portaient également leurs fruits.

Il jeta un œil autour de la grande table où la plupart des dirigeants se seraient sauté au cou encore quelques mois auparavant. Bien sûr, tout cela n’avait été possible qu’avec l’éradication des conflits et des guerres. Des décisions pas toujours simples, qui l’avaient régulièrement obligé à user du persuadotron, mais qui avait permis à l’humanité de concentrer ses efforts sur ses vrais problèmes. Il se tira de sa rêverie juste à temps pour saisir les derniers mots de son voisin de gauche.

– … ainsi, d’ici trois mois je pense que nous aurons optimisé notre traitement contre tous les types de cancers connus de 87 à 97 %.

Une nouvelle volée d’applaudissements salua le discours du président chinois. Le calme revenu, le président des États-Unis se tourna vers lui. Il était temps pour Théodore de tirer sa révérence. Depuis quelques semaines déjà il préparait la sortie de Samantha : le moment était venu.

La jeune femme sourit et se leva.

****

La pénombre du bureau n’était troublée que par le scintillement des diodes du vivarium et la lueur de la petite lampe du bureau derrière lequel se tenait Albuquerque. De temps à autre, ce dernier jetait un œil vers Raoul, qui jouait sagement avec son camion sur le tapis.

Cela faisait plusieurs heures que Théo était autonome, ne lui demandant plus de temps en temps qu’une information anecdotique ou une précision technique. Les unes après les autres, les diodes du pupitre de contrôle passaient au vert, indiquant que sa mission serait bientôt accomplie. Machinalement, Al ouvrit le premier tiroir du bureau et aperçut un carnet à l’épaisse couverture de cuir. Il releva la tête, laissant son regard courir le long des murs de la pièce et s’empara discrètement du carnet. Ce dernier s’ouvrit dans un craquement, révélant des pages manuscrites noircies de pattes de mouches.

Al parcourut les premières lignes du carnet, ses yeux s’écarquillant alors qu’il en découvrait le contenu. Sa gorge se noua tandis qu’il réalisait les implications de ce qu’il lisait. Pris de vertige, il se leva et alla se servir un gobelet d’eau à la fontaine.

– C’est ça !

Albuquerque sursauta et se retourna vers Raoul qui pointait le doigt dans sa direction.

– Quoi ?

– C’est ça que j’ai touché hier !

Al se retourna, incrédule, et désigna la fontaine à eau.

– Ça ? Tu en es sûr ?

– Je me souviens des bulles qui remontent quand on appuie sur le bouton… c’est rigolo.

Le chercheur blêmit et s’appuya sur le bureau pour soulager ses jambes flageolantes.

– Albuquerque ? Tu es là vieille crapule ?

La porte du bureau s’ouvrit sur le visage radieux de Théodore.

– Ben vous êtes là ? Tu peux pas répondre ?

– …

– Tu as vu un peu ce boulot ? Pas d’effusion de sang, pas de drame international… du velours mon vieux !

– Ouais…

– Cache ta joie ! Les derniers indicateurs seront dans le vert d’un instant à l’autre.

– Ben justement… c’est ça le problème.

Théodore se figea au milieu de la pièce, les mains sur les hanches.

– C’est-à-dire ?

– Bon sang Théo, Raoul n’avait touché à rien !

– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu as vu les données du panneau de contrôle comme moi…

– J’ai trouvé ce carnet dans le bureau du patron : le vivarium est une expérience ! La seule chose que Raoul a touché, c’est la fontaine à eau !

Albuquerque agita le carnet sous son nez, avant de se mettre à le feuilleter frénétiquement.

– Tiens ! Écoute ça ! « Jour 40 : Il est fascinant, après toute une vie consacrée à la cosmogonie et à l’évolution contrôlée des mondes, de contempler l’œuvre du chaos… », et ici : « Jour 226 : Les sauriens font montre d’une exceptionnelle faculté d’adaptation à leur environnement. En quelques millions d’années, ils ont étendu leur suprématie à la planète entière, faisant fi de toutes les difficultés rencontrées. » Tiens, celle-ci te concerne : « Jour 253 : Un cataclysme a anéanti les sauriens. Ce genre de drame me rappelle pourquoi nous faisons ce métier. Je suis curieux de voir ce que l’évolution va répondre à ça… »

– Une expérience ?

– Il étudie le chaos ! Il étudie les effets du chaos sur un monde sans contrôle !

– Mais c’est absurde…

– « Jour 264 : Les mammifères ont pris la relève des sauriens. Une espèce de bipède semble plus audacieuse que les autres. »

– Raoul n’avait rien touché…

– Et tu as fait le ménage dans le petit paradis chaotique du patron.

Un silence de mort s’abattit sur le bureau. Comme pour les narguer, la dernière diode orange du panneau de contrôle du terrarium vira au vert : les hommes avaient définitivement remis leur civilisation sur les rails de la prospérité.

– Et je n’ai fait aucune sauvegarde des paramètres d’origine… Qu’est-ce qu’on va faire ?

Théodore s’absorba une longue minute dans la contemplation de la paroi fumée du vivarium.

– Localise Samantha Beckett, j’y retourne.

****

« Drame écologique : l’Amazonie ravagée par un incendie infernal, le poumon de la planète est-il condamné ? Proche-Orient : la bande de Gaza s’embrase à nouveau après la répression sanglante des émeutes… L’ancien acteur Ben Affleck revendique une vague d’attentats meurtriers en Europe, faut-il craindre le retour de la terreur ? Tensions critiques entre la Chine et les États-Unis, est-ce une nouvelle Guerre Froide ? »

Albuquerque jeta un œil au vivarium qui scintillait de nouveau comme un arbre de Noël, replia le Washington Post et le rendit à Théodore.

– On dirait bien que tout est redevenu normal. Beau boulot.

– On a eu chaud. Tu imagines si le patron s’en était aperçu ?

– Je ne préfère pas : laissons le chaos bien au chaud derrière cette vitre.

Raoul vint se blottir contre son père, qui passa affectueusement la main dans ses cheveux.

– Et ce pauvre Raoul qu’on a tenu pour responsable !

– Ça veut dire que tu ne repars plus, p’pa ?

– Pour rien au monde, mon grand !

Albuquerque sourit et se dirigea vers la porte, avant de s’immobiliser au milieu du tapis : une jolie blonde venait d’apparaître sur le seuil. Les yeux écarquillés, il se tourna vers Théodore.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?!

– Euh… Albuquerque… je te présente Samantha Beckett. Sam, je te présente Albuquerque, mon collègue et… euh… ami.

La jeune femme sourit en regardant autour d’elle.

– Alors c’est ici que vous travaillez ?

– Oui. Venez, je vais vous faire visiter.

Théodore saisit Samantha par le bras et l’entraîna avec lui, laissant Albuquerque et Raoul dans le bureau.

– C’est la fille dans qui papa était ?

– Euh… ton père n’était pas tout à fait dans la dame, Raoul. Ceci dit, le connaissant, ça ne devrait pas tarder.

Le Persuadotron est tiré du jeu Syndicate et gentiment emprunté à Bullfrog©.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *