PAPA NOUS ÉCRIT DU CIEL

Cette nouvelle est une participation au concours été 2007 du site Oniris : La carte postale (informations sur ce concours), dont il a remporté la première place.

Il a également fait l’objet d’un billet sur le blog de la Cité de l’Espace de Toulouse, Enjoy Space.

J’avais choisi d’illustrer la carte n°11 :

 

iss_oniris

 

– Tu es prêt ?

Pyotr Nikolson le rejoignit, son visage esquissant un sourire derrière la visière polarisée de son casque.

– Ce n’est pas là qu’on doit dire quelque chose ?

Raffael réfléchit un instant et, posant sa main gantée sur l’épaule de son compagnon, déclara solennellement :

– C’est un petit pas pour l’homme, mais un grand retour pour l’humanité.

La sonnerie retentit, indiquant aux deux astronautes que le vide était fait. Pyotr activa la commande d’ouverture, la porte coulissant lentement sur l’extérieur.

– À toi l’honneur, mon ami.

Raffael Kirschbaum prit une profonde inspiration, et s’élança dans l’espace. Il s’était toujours demandé quelles seraient ses premières impressions dans le vide spatial et, à sa grande surprise, il fut frappé par la luminosité de l’ensemble. La Terre, si proche et si loin à la fois, baignait le Phénix d’une douce lumière bleutée, lui rappelant la veilleuse que ses parents plaçaient dans sa chambre lorsqu’il était enfant. Le souffle coupé, il se contentait de flotter, laissant ses yeux se perdre dans l’immensité scintillante qui l’entourait.

Une ombre gigantesque s’interposa subitement entre la planète et les deux hommes, les plongeant dans l’obscurité. Levant les yeux, Raffael l’aperçut, une centaine de mètres à peine au-dessus d’eux.

– Pyotr… La voilà !

ISS, la Station Spatiale Internationale, dérivait lentement, son squelette étincelant sous la lumière du soleil. Ses 16 panneaux solaires de 40 mètres de long chacun formaient un gigantesque ramage aux reflets irisés, lui donnant des airs d’oiseau de proie incandescent.

– La vache… Elle est encore plus grande que je ne l’imaginais…

Raffael restait silencieux, abasourdi par la taille et la présence de la station. À côté de ses 110 mètres de longueur, leur Phénix avait l’air d’un radeau de fortune, perdu dans l’immensité de l’espace.

– Houston ? Ici Nikolson… Commençons notre approche de l’ISS. Terminé.

Il posa sa main sur l’épaule de Kirschbaum, le tirant de sa rêverie.

– Allons-y.

Les traînées d’azote libérées par leurs propulseurs traçaient des arabesques dans l’encre opaque du vide stellaire, filaments argentés concrétisant l’avancée des deux spationautes dans le néant.

Quelques minutes plus tard, Raffael posait le pied sur le sas d’Unity, le premier des trois Nodes servant de jonction entre les différentes parties de la station. La première chose qui l’avait frappé durant l’approche, fut le nombre de sigles présents sur les divers éléments de la station : NASA, ESA, RKA, CSA, NASDA, ASI… La station internationale ne portait pas son nom pour rien.

Un bref coup d’œil vers le Phénix endormi, sur lequel brillait froidement le logo de l’ISA, l’International Space Agency, lui fit prendre la mesure du chemin parcouru en quelques années.

Dommage qu’il ait fallu passer par tout ça pour en arriver là…

***

Le faisceau de lumière affola l’obscurité du sas, la faisant détaler le long des murs au gré des mouvements de la lampe.

– Houston, ici Kirschbaum : nous venons de pénétrer Unity. Extérieurement, seuls deux panneaux solaires semblent avoir été touchés par des débris. Nous allons voir si d’autres compartiments ont été endommagés.

Face à eux, la baie vitrée Cupola leur offrait une vue imprenable sur le gigantesque bras manipulateur, figé depuis plusieurs décennies par la rigidité cadavérique qui caractérisait la station. À droite et à gauche, le couloir disparaissait dans les ténèbres.

– Tu as une préférence, Pyotr ?

– Faisons honneur à nos ancêtres : je vais vers le module Zarya, tu n’as qu’à te diriger vers Columbus.

L’ancien laboratoire américain était tel qu’on l’avait laissé en abandonnant la station. Les instruments de contrôle et de mesure étaient correctement rangés le long des parois, et rien n’indiquait si ce n’est l’éclairage déficient, que l’endroit était inhabité depuis si longtemps.

– Pyotr ? Destiny semble en parfait état. Je continue vers Columbus.

Kirschbaum s’aida des parois pour pallier l’absence de gravité et traversa Harmony, le deuxième Node qui reliait les trois centres de recherche. La coursive disparaissait à sa gauche vers Kibo, le laboratoire japonais, et se perdait à droite, en direction du module européen Columbus.

– J’y suis Pyotr. Tout à l’air ok, je…

Sa voix mourut sur ses lèvres, son regard se posant sur ce que le faisceau de la lampe venait d’arracher à l‘obscurité.

– Raf ? Tout va bien mon vieux ? Allô ?

Déglutissant nerveusement, Raffael affirma sa prise sur une poignée et s’élança vers l’arrière du module.

Là, devant lui, fermement fixée dans un sac de couchage mural, une momie reposait d’un sommeil éternel. Kirshbaum hésita un long moment, retenant son souffle, et finit par ouvrir lentement la fermeture éclair du sac, espérant trouver le nom du malheureux sur sa combinaison.

Anderson

Raffael ne se souvenait pas d’un spationaute ayant porté ce nom, mais il y en avait eu tellement, sur la fin… Tirant la fermeture éclair un peu plus bas, il révéla les bras du cadavre, croisés sur sa poitrine.

Ses mains étaient crispées sur une liasse de papier.

– Pyotr ? Tu m’entends ?

– Merde, tu m’as fait peur espèce d’idiot ! Qu’est-ce qui se passe ?

– On va amarrer le Phénix à la station et on reprendra l’examen demain, il faut que tu viennes voir quelque chose…

***

Le cockpit du Phénix bourdonnait paisiblement, seulement baigné de la tiède lueur distillée par les instruments de bord. La manœuvre d’accostage s’était bien passée, et ils dérivaient avec la station qui avait étendu ses ailes au-dessus d’eux, d’un geste protecteur.

Kirschbaum n’avait pas parlé de la lettre. Car c’en était une. Une lettre manuscrite, intime, qui ne regardait qu’Anderson, et celui ou celle à qui il la destinait.

Certainement pas l’ISA, et encore moins le monde entier.

Prétextant une légère fatigue, Raffael demanda à Pyotr de ne pas le déranger, et s’enfonça confortablement dans le fauteuil dont il boucla la sangle. D’une main hésitante, il tira la lettre de sa poche, et la déplia.

Après tout, il était celui qui venait de découvrir Anderson. Peut être cela lui octroyait-il le droit d’y jeter un œil ?

 

20 octobre 2014, station spatiale internationale, quelque part au-dessus de la Terre.

Ma petite Lisa,

Je suis bien arrivé, même si le voyage a été fatiguant, et… physique. Il paraît qu’on s’habitue, mais je ne ferai pas ça tous les jours.

J’aurais aimé que tu puisses venir avec moi, la vue est tellement magnifique d’ici ! Igor m’a aidé à trouver la maison avec le télescope du laboratoire d’observation… Bon, on ne voyait pas vraiment la maison, mais il m’a assuré que c’était là !

Igor et Franck, ils sont tous les deux tellement gentils… J’essaie de ne pas trop les embêter, je sais bien qu’ils ont du travail ici, mais je ne tiens pas en place, j’ai l’impression d’avoir de nouveau ton âge, d’être un enfant qui voudrait toucher à tout ! Hier, Franck m’a demandé de l’aider à effectuer des manipulations dans le laboratoire Destiny. Je n’aurai jamais cru participer un jour à une expérience dans l’espace !

Ce soir, nous mangeons du bœuf et des patates. Évidemment, c’est moins bon déshydraté que ce que nous prépare maman. Mais c’est un bien moindre mal, compte tenu du fait d’être ici !

J’espère que tu ne fais pas enrager ta mère, et que tu t’appliques pour tes devoirs.

Je t’embrasse,

Papa.

 

Raffael rejeta la tête en arrière, et laissa échapper un profond soupir.

Il était désormais certain que les astronautes s’étaient trouvé là, avant. Il saisit machinalement la photo dans sa poche, et contempla un long moment le visage de sa fille.

Et si c’était moi, qui restais coincé ici ? Qu’est-ce que tu deviendrais ?

Cette pensée le fit frissonner.

Il se leva et passa dans le compartiment d’habitation où Pyotr préparait le repas. L’entendant arriver, ce dernier leva la tête.

– Ça va, Tovaritch ?

– Ça va, mein Herr.

Ils adoraient se taquiner de ces petites singularités qui les avaient si longtemps séparés.

Pendant le repas, Nikolson lui fit part des dernières instructions de l’ISA concernant leur macabre découverte.

– Note que rien ne presse, précisa-t-il en riant, je doute que dans son état, notre patient s’impatiente.

***

Allongé sur le dos, Raffael écoutait le ronflement paisible de Pyotr, au-dessus de lui. Desserrant légèrement les sangles qui le maintenaient fixé à la couchette, il alluma la veilleuse et reprit sa lecture.

 

24 Octobre 2014

Chère Susan,

C’est officiel ! Je suis le dernier touriste à monter à bord de l’ISS !

Le vaisseau russe Kliper qui m’a déposé avec le dernier module a marqué l’étape finale de construction de la station… (Frank et Igor ont passé ces trois derniers jours à travailler sur la mise en place du module… Tu aurais dû les voir quand ils ont lancé l’alimentation et que tout fonctionnait : de vrais gosses !)

C’est le nouveau vaisseau américain Orion qui viendra me récupérer vendredi prochain, et il déposera à ma place quatre autres astronautes, qui commenceront alors les vrais travaux auxquels était destinée l’ISS… Une nouvelle page se tourne, à en croire les communiqués que la NASA vient de faire !

Je suis heureux d’avoir réalisé ce rêve… Tu aurais dû venir avec moi, nous aurions été le premier couple en orbite… (Et je te défie de trouver un endroit plus original pour offrir à Lisa le petit frère qu’elle attend…)

Peu importe, nous tenterons un voyage autour de la lune la prochaine fois, j’espère que tu m’accompagneras.

Je t’aime,

Mark.

PS : Je t’envoie une photo de l’ISS qu’Igor a prise lors de sa première venue ici, alors que la station était en cours de construction. Tu peux en trouver de bien plus récentes sur le net, mais j’ai pensé qu’un vieux polaroïd serait plus pittoresque…

Bisous,

M.

 

Raffael se rappela que la station internationale avait connu une période difficile lorsque les américains avaient interrompu leurs vols spatiaux pour des raisons de sécurité. Les russes avaient porté l’ISS à bout de bras pendant plusieurs années, jusqu’à ce que les navettes américaines reprennent enfin leurs vols.

Les choses s’étaient ensuite accélérées avec la mise en service des vaisseaux de nouvelle génération : Kliper pour les russes; Orion pour les américains. La station s’était vu greffer ses derniers éléments, et on l’avait arrimée à Spacelead le petit module autonome qui assurait automatiquement les reboosts, ces corrections de trajectoire qui lui évitaient de perdre de l’altitude. C’était d’ailleurs parce qu’il fonctionnait toujours que la station ne s’était pas cassé la gueule…

Quoiqu’il en soit, durant les années de vache maigre qu’avait connu l’ISS, les russes avaient passé un accord avec la société américaine Space Adventures pour envoyer des civils en tourisme à bord de l’ISS, moyennant finances. À 20 millions de dollars le séjour, c’était une façon comme une autre de combler le gouffre financier que représentait la station.

Anderson semblait avoir été le dernier de ces touristes de l’espace.

Kirschbaum se tourna sur le côté, essayant de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller son équipier, et reprit sa lecture.

***

Pyotr râla une nouvelle fois dans la radio. La station n’avait pas été conçue pour qu’on s’y déplace en scaphandre, et il était particulièrement délicat de manœuvrer dans cet environnement exigu, engoncé dans une combinaison qui entravait le moindre de leurs mouvements.

Un examen plus attentif de l’ISS leur avait permis de déceler un certain nombre de pannes qu’ils n’avaient pas repérées au premier abord : plusieurs débris avaient heurté la station durant sa longue errance, endommageant de nombreux éléments. Miraculeusement, aucun de ces impacts n’avait percé l’enveloppe externe de la station, lui évitant une dépressurisation brutale, qui aurait certainement engendré des dégâts supplémentaires.

L’ISA avait ordonné aux deux astronautes de procéder aux premières réparations, et de faire un inventaire précis des éléments défectueux qu’il faudrait ramener lors du prochain voyage, pour remettre la station en état de marche. C’est dans cette optique qu’ils s’affairaient depuis l’aube à inventorier tous les dysfonctionnements et dommages de l‘ISS. Enfin… Depuis la première des quatre aubes qu’ils avaient vu défiler dans la journée, ce qui ne cessait de les émerveiller.

– Ce tas de ferraille est bon pour la casse, nous ne parviendrons jamais à le remettre en état !

Kirschbaum interrompit son inspection, et attrapant une poignée pour ne pas partir à la dérive, soupira d’un ton paternel.

– Qu’est-ce que tu as encore, Pyotr ?

– J’ai qu’il y a plus de pannes que de choses qui marchent sur cette station ! On aurait plus vite fait de la détruire et d’en construire une nouvelle…

Ça n’était pas faux, même s’il n’était pas nécessaire de restaurer toutes les fonctions de l’ISS pour servir les plans de l’ISA. À vrai dire, il suffisait qu’elle soit étanche et en mesure d’abriter cinq ou six astronautes pendant quelques temps, peu importait le reste.

– Raffael ?

– Oui Pyotr.

– J’ai faim, allons manger.

Conscient que son camarade ne lui laisserait aucun répit tant qu’il n’aurait pas le ventre plein, Kirschbaum acquiesça et prit le chemin de la sortie.

Il avait de toute manière besoin d’une pause.

***

Assis dans le cockpit du Phénix, Raffael digérait paresseusement tandis que Pyotr s’occupait du compte-rendu de la journée. Fermant les yeux, il pensa à l’esclandre que lui avaient faite sa fille et sa femme avant son départ. Il avait eu beau leur expliquer que des centaines d’hommes et de femmes avaient déjà été dans l’espace, et qu’une grande majorité d’entre eux en était revenus sains et saufs, il n’était pas parvenu à dissiper leur angoisse.

Susan et Lisa avaient-elles fait la même scène à Mark Anderson, le jour de son départ ?

Sa main glissa vers la poche où il dissimulait la lettre, et l’en tira machinalement. Sa lecture lui avait procuré des sueurs froides, et il s’était senti empreint d’un profond malaise en lisant la suite, harnaché sur sa couchette exiguë. Le silence oppressant et l’obscurité l’avaient assailli, et c’est recroquevillé sur lui-même, complètement terrorisé par le vide extérieur qu’il s’était endormi.

Il sursauta au bruit de la porte, coulissant dans un feulement d’air comprimé.

– L’ISA nous a envoyé l’ordre des tâches à accomplir demain Raf, je vais me coucher.

Pyotr allait ressortir mais il s’arrêta sur le seuil et ajouta, à voix basse :

– Tu devrais en faire autant, tu as l’air crevé.

***

Il était en sueur, incapable de savoir s’il avait crié ou pas. Tout autour de lui, les ténèbres opaques n’étaient troublées que par le ronronnement paisible du recycleur d’air et le ronflement non moins régulier de Pyotr, au-dessus de lui.

Raffael détacha les sangles qui le clouaient au lit, et s’élança d’une poussée maladroite vers le cockpit. La vision apocalyptique de son rêve était encore tellement présente dans son esprit… Il ouvrit la porte et se propulsa vers la baie vitrée du poste de pilotage.

Sous ses yeux, la Terre défilait, sereine sous sa couche de nuages effilés. Il passa un long moment à contempler la planète, harcelé par les visions de son cauchemar, la main crispée sur la radio.

 

27 octobre 2014

Il s‘est passé quelque chose de grave.

J’étais avec Igor dans le module Zarya, il m’expliquait les résultats d’une expérience que je l’avais aidé à mener la veille sur des cristaux de sel, lorsque Franck nous a hurlé de le rejoindre.

Croyant qu’il s’était blessé, nous nous sommes précipités vers Destiny pour lui porter secours. Nous l’avons trouvé devant la baie optique du module d’observation terrestre, les bras tétanisés sur les barres de contrôle, le visage rivé au télescope.

Igor a fini par le pousser, et a regardé vers la Terre. Il s’est mis à débiter des trucs en russe, alors que Franck restait muet, incapable de répondre à mes questions, se contentant de demeurer planté là, les bras ballants. N’y tenant plus, j’ai écarté Igor à mon tour pour voir ce qui les mettait dans un tel état.

Il était 17h04 GMT.

La suite est une nébuleuse de souvenirs confus, mon cerveau refusant encore de croire aux images que j’ai aperçues.

Partout à la surface du globe, d’étranges fleurs de poussières éclosaient ça et là, à intervalles irréguliers. Il m’a fallu quelques secondes pour réaliser mon erreur : ce n’était pas des fleurs, mais des champignons.

Ma main devient moite à la simple évocation du souvenir de cette vision, alors que la surface de la Terre était ravagée par une apocalypse nucléaire.

Je ne sais pas ce qui s’est passé. La NASA nous a contacté ce matin encore, et ils n’ont évoqué aucun élément susceptible d’engendrer ce genre de chose. Franck et Igor s’escriment sur la radio depuis des heures, passant toutes les fréquences en revue : NASA, RKA, ESA…

Personne ne répond.

Nous ne captons plus rien en provenance de la Terre.

Je ne peux m’empêcher de penser aux miens : Elisabeth, Susan… Êtes-vous toujours en vie ?

Je vous aime, Dieu vous garde.

S’il existe…

Mark.

 

Raffael s’aperçut qu’il avait sorti sans s’en rendre compte la photo de sa fille, Elke, et tenait son visage angélique entre le pouce et l’index. Il prit une profonde inspiration et reposa la radio, les mains moites.

C‘était juste un rêve. Retourne te coucher, idiot. Tout le monde va bien en bas.

Tout le monde va bien.

***

Kirschbaum inspectait un à un les racks et emplacements normalisés de Kibo, conformément aux directives. Il listait consciencieusement les éléments défaillants et ceux intacts, afin d’établir un état des lieux précis de la station.

Pyotr Nikolson, son vieux camarade, était resté à bord du Phénix et s’évertuait à le guider par radio dans son inspection. Il lui indiquait les fonctionnalités supposées des divers appareils, ainsi que les étapes à suivre pour en vérifier le bon fonctionnement.

Tout ça sous l’œil bienveillant de l’ISA, qui coordonnait le moindre de ses déplacements, depuis la Terre.

La Terre.

Personne ne sait vraiment ce qui s’est passé, ce triste jour du 27 octobre 2014.

Accident ?

Mauvaise évaluation stratégique ?

Acte terroriste ?

Comme s’il importait de savoir qui avait commencé. Même le pourquoi, ici, est accessoire.

La seule chose qui compte, c’est qu’il y ait eu des hommes assez fous pour utiliser des armes nucléaires.

Et d’autres, pour riposter.

– Tu m’écoutes, Tovaritch ?

Raffael sursauta, se demandant depuis combien de temps Pyotr l’appelait par radio.

– Excuse-moi, j’ai eu un moment d’absence…

Réalisant qu’il n’avait pas respecté leur protocole, il s’empressa d’ajouter « mein Herr. »

– Tu m’inquiètes, Raf. Tu as l’air à côté de tes pompes. Rejoins le Phénix, je vais te remplacer.

***

L’ISA venait de leur envoyer les directives du lendemain, faisant suite aux derniers relevés de l’ISS que Nikolson avait effectué dans la journée. Raffael achevait d’en prendre connaissance, tout en faisant chauffer le dîner fraîchement réhydraté.

29 octobre 2014

Nous venons de terminer l’inventaire des vivres. D’après Igor, le recycleur d’eaux usées fonctionne parfaitement ce qui nous met temporairement à l’abri d’une pénurie d’air et d’eau potable, sans compter les bonbonnes de secours stockées dans le Node 3.

La situation semble moins confortable en ce qui concerne la nourriture : le prochain approvisionnement devait être effectué par le vaisseau Orion qui est censé passer après-demain, pour me récupérer.

Franck est certain qu’il ne viendra pas. Je pense que nous le savons aussi, même si l’espoir de le voir arriver continue de battre au fond de nos cœurs. S’il ne vient pas, il nous reste environ un mois de vivres. Un peu plus, en se rationnant.

Franck n’a pas décollé de la radio depuis deux jours. Il passe une à une toutes les fréquences au crible, et continue d’émettre vers toutes les destinations possibles et imaginables.

Aucun résultat jusque là, mais il refuse qu’on le remplace. Je me demande s’il a dormi cette nuit.

Est-ce que nous allons mourir de faim ?

Je prie chaque jour pour me réveiller de ce cauchemar, et quand je me réveille, je continue à prier pour que la radio reprenne vie.

Susan, Lisa… Je vous aime.

Mark.

 

– Aie !

Pyotr releva brusquement la tête du rapport, et regarda Raffael avec des yeux ronds. Ce dernier se suçait le bout du doigt, en grimaçant.

– ‘e ‘uis ‘rûlé, ‘erde !

– Les plaques à induction, c’est traître : tu devrais utiliser le bras télescopique du Phénix, la prochaine fois.

Kirschbaum fusilla son camarade du regard, et se laissa flotter vers la table avec la boîte de nourriture. Ils se sanglèrent sur leurs sièges et ouvrirent l’opercule après avoir déposé la nourriture sur la table aimantée.

Combien de repas comme celui-ci Anderson et les autres avaient-ils fait, la peur au ventre ?

La nourriture eut soudain un arrière goût amer, et Raffael reporta son attention sur la Terre, où l’attendait sa famille.

***

Le système de refroidissement avait été endommagé par un débris, qui avait sectionné deux des tubes d’acheminement du liquide. Pyotr les avait colmatés la veille, et Raffael en vérifiait l’étanchéité depuis l’extérieur de la station. À l’abri dans son scaphandre, il se cramponnait fermement à la poignée, empreint d’un subit accès de vertige qu’il ne s’expliquait pas.

Tout ce vide autour de lui, qui l’appelait, l’attirait. Il ferma les yeux et secoua la tête à l’intérieur de son casque, se demandant où était passée la sensation de bien être et d’apaisement qu’il avait ressentie lors de sa première sortie.

– Raf ! Bon sang, reviens vite mon vieux ! Je suis devant le télescope de la station, il faut que tu voies quelque chose à la surface de la Terre, c’est incroyable !

Kirshbaum sentit son cœur s’arrêter, et faillit lâcher prise. Son sang battait comme un tambour dans ses tempes, et il dut se forcer à desserrer la mâchoire, parvenant à articuler sa question d’une voix à peine audible.

– Que se passe-t-il ?

– J’ai trouvé Mike ! C’est hallucinant !

Mike. L’ouragan repéré dans la mer des Antilles. Pauvre con, Pyotr, tu m’as foutu une de ces trouilles !

– Il paraît qu’il pourrait frapper le Texas. Tu imagines, s’il ravageait la base de Houston et qu’on se retrouvait coincés ici, comme ce pauvre bougre ?

– Pyotr ?

– Ouais Raf ?

– Ferme-là, ou je te tue.

Nikolson grommela quelque chose d’incompréhensible, et obtempéra. Raffael reprit son examen des tuyaux, essayant de maîtriser le tremblement irrépressible de ses mains.

31 octobre 2014

J’ai passé toute la journée d’hier devant le hublot, Igor ne quittant pas le radar des yeux, guettant l’écho du vaisseau américain.

Il n’est pas venu.

Franck n’a pas bougé de la radio, il s’est contenté de nous dire, le soir : « je vous l’avais dit. »

Je crois que j’ai pleuré.

Depuis deux jours, nous ne parvenons quasiment plus à distinguer la surface de la Terre. L’atmosphère est saturée de fumées noires et de poussières. Franck m’a indiqué qu’il a dû y avoir un nombre impressionnant de grandes villes rasées par le désastre pour qu’une telle quantité de fumée se retrouve dans la stratosphère.

Il a passé toute une après-midi à m’expliquer que les cendres, les fumées et la poussière dégagée par les explosions vont progressivement s’étendre dans l’atmosphère. Ces émanations, issues de la combustion du pétrole, et de tous les hydrocarbures ou plastiques qui en sont issus absorbent largement plus la lumière du soleil que n’importe quel autre type de fumée. Elles peuvent rester en l’air pendant des semaines, voir des années, selon leur quantité. De quoi faire sensiblement chuter la température à la surface de globe, et causer l’extinction de la plupart des espèces encore vivantes.

Je crois que ça lui faisait du bien, de m’expliquer tout ça. Ça l’obligeait à se raccrocher à ses connaissances scientifiques. À rationaliser. Il ne s’est pas aperçu qu’il détruisait en même temps mes derniers espoirs.

J’ai été me coucher quand ils ont commencé à s’engueuler. Franck veut profiter de la situation pour recueillir des informations, effectuer des analyses. Il estime qu’il est de notre devoir de récolter tout ce qui pourra aider les survivants à mieux comprendre ce qui s’est passé, ainsi que les conséquences immédiates du cataclysme.

Igor s’y refuse catégoriquement, il ne veut pas jouer ce rôle de charognard et exige que nous retournions sur Terre le plus vite possible, il estime que c’est notre devoir de rejoindre ceux que nous aimons.

Je suis d’accord avec lui, ma femme et ma fille ont plus besoin de moi que cette station.

Nous procéderons dès demain aux vérifications du vaisseau de secours.

Que ce dernier espoir nous guide.

Mark.

 

L’hiver nucléaire.

Raffael y pensait en retirant sa combinaison dans le sas pressurisé. Personne ne sait exactement combien de gens ont péri lors des explosions, et combien de victimes sont mortes de leurs conséquences. En tout, la Grande Erreur a coûté la vie à quasiment 6 milliards d’individus, soit près de 90% de la population d’alors.

Les survivants furent principalement situés dans des zones rurales, loin des grandes agglomérations, ou dans les quelques villes qui furent épargnées. S’ensuivit une période d’un demi-siècle, pendant laquelle nombreuses furent les victimes du déchaînement climatique, des radiations, des séismes ou du froid polaire. Les plus chanceux parvinrent à se regrouper dans les zones urbaines qui avaient été frappées par des bombes à neutrons, ces dernières ayant épargné les bâtiments et les infrastructures.

Ils commencèrent à bâtir une nouvelle humanité, plus sage, consciente qu’elle jouait sa dernière chance.

On oublia les pays, les nations : nous n’étions plus que des survivants, tous égaux devant la mort et l’horreur.

***

Les deux astronautes discutaient autour d’un verre de vin, premier luxe depuis leur arrivée. Cela faisait dix jours qu’ils étaient là, et les premiers travaux de réparation touchaient à leur fin. Ils allaient bientôt pouvoir repartir, pour laisser la place au nouvel équipage qui amènera avec lui les éléments nécessaires à la réhabilitation de l’ISS comme base de travail.

Les premiers satellites seront alors envoyés automatiquement depuis la Terre, et déployés en orbite par les astronautes qui resteront là le temps nécessaire à leur mise en place.

La Terre recouvrera un semblant de civilisation moderne, et ses habitants seront en mesure de mieux anticiper les quelques déchaînements climatiques qui ravagent encore sporadiquement la surface du globe.

L’ISA leur avait demandé de procéder dès le lendemain aux essais d’allumage du Phénix, en vue de leur retour sur Terre.

Raffael ne put s’empêcher de réprimer un frisson à l’idée qu’il y ait un problème.

5 novembre 2014

Nous sommes coincés ici.

Le Kliper qui nous sert de vaisseau de sauvetage ne partira pas : il y a une défaillance du moteur que l’autodiagnostic n’a pas vu. Sans pièces de rechange, il n’y a pas de réparation possible.

Franck essaie de nous consoler. Il n’a pas tout à fait tort : sans guidage de la Terre, notre entrée dans l’atmosphère était probablement vouée à l’échec. Surtout au vu des conditions climatiques actuelles, et de l’absence totale de visibilité. Où nous serions nous posés ? Pour y trouver quoi ?

Peu importe, je crois qu’Igor s’en foutait autant que moi, au moins nous aurions essayé.

Il ne nous reste plus qu’à attendre.

Mais il n’y a probablement plus rien à attendre d’autre que la mort.

Mark.

***

Kirschbaum se réveilla en sursaut, avec l’impression oppressante que des doigts se serraient sur son cou. Il se débattit un instant dans le noir, avant de s’apercevoir qu’il avait mal positionné sa sangle thoracique et qu’elle lui appuyait sur la gorge.

Il se détacha et flotta jusqu’à la cuisine, pour chercher un verre d’eau. Il déglutit avidement, en se demandant si Pyotr serait capable de lui faire du mal. Les deux hommes se connaissaient depuis de longues années et la chose lui sembla impensable, mais Dieu seul sait de quoi ils auraient été capables dans une situation critique…

À vrai dire, c’est plus sa propre réaction que celle de Pyotr qui l’inquiétait. Pourrait-il lui faire du mal, si sa vie en dépendait ?

Cette pensée lui glaça le sang.

11 novembre 2014

Depuis deux jours, nous avons durci le rationnement : nous nous contentons d’un repas par jour. Igor estime avec une certaine justesse que de toute manière, même en nous rationnant nous ne vivrons pas assez longtemps pour développer de réelles carences.

Franck est toujours posté devant la radio, c’est devenu une véritable obsession. Il mange devant, il dort devant.

Pourtant le nuage de cendres à la surface de la Terre s’épaissit de jour en jour. Il devient de plus en plus improbable que nous recevions le moindre message, en admettant qu’il reste quelqu’un en bas pour en envoyer.

Les tensions entre les deux hommes se renforcent de jour en jour, ils s’accrochent pour la moindre tâche de maintenance, la moindre décision.

Igor est venu me trouver ce matin. Il m’a demandé de l’aider à se débarrasser de Franck.

Il a étayé sa requête en arguant que moins nous serons à bord, plus longtemps nous aurons de vivres. Il est même convaincu que c’est Franck qui a saboté le vaisseau de sauvetage.

Je lui ai répondu que j’avais besoin de temps pour réfléchir.

Il paraît que Reagan voulait baptiser cette station « Liberté », je n’ai pas l’intention d’y commettre un meurtre. Mais j’ai peur que si je tarde à répondre, il aille faire la même proposition à Franck.

C’est fascinant, comme la pire situation parvient toujours à se dégrader…

Que la folie nous épargne,

Mark.

 

Raffael rejoignit son lit, et se rendormit avec appréhension. Jusque là, toute cette aventure avait été le rêve de sa vie : il se voyait comme un des artisans de la reconstruction de l’Homme, un de ceux qui n’avaient pas baissé les bras devant l’ampleur du désastre. Un de ceux dont on se rappellerait dans les siècles à venir, et dont le nom servirait d’exemple.

Et voilà qu’en plus du malaise physique qui l’étreignait depuis son arrivée, il avait perdu la foi en l’humanité. Il était né après la Grande Erreur, et comme la plupart de ceux qui n’avaient pas connu « l’avant », il se croyait meilleur. Au-dessus des erreurs de ses ancêtres. En se reconnaissant dans les sentiments d’Anderson, il acceptait le fait que les choses n’avaient pas tellement changé…

Ils participaient à la reconstruction de l‘humanité, certes.

Jusqu’à ce qu’elle se détruise à nouveau. Définitivement.

***

– C’est le grand jour, Tovaritch ! Tu es prêt pour les essais de mise à feu ?

– Pyotr, on devrait peut être arrêter d’utiliser ces termes.

Nikolson ouvrit de grands yeux et le regarda sans comprendre.

– Ça fait dix ans que nous les utilisons. Pourquoi veux-tu arrêter aujourd’hui ?

– Je ne sais pas. Pour moi, ça a toujours été un pied de nez aux erreurs des anciens. Mais peut-être ne sommes nous pas si meilleurs que ça.

– Merde Raffael ! Regarde où nous sommes, malgré tout ! En moins d’un siècle, l’humanité est parvenue à relever la tête et à renvoyer des hommes dans l’espace ! Notre Phénix n’est-il pas le plus beau symbole de cette renaissance ? Bien sûr que nous sommes meilleurs qu’avant ! Parce que nous avons compris que nous n’étions pas différents les uns des autres. Pourquoi veux-tu qu’on oublie ça ?

Kirshbaum garda un silence gêné, le regard baissé sur les commandes. La voix nouée par l’angoisse, il murmura sa réponse :

– Nous en reparlerons quand notre symbole aura montré qu’il peut nous ramener à la maison.

13 novembre 2014

Je n’ai pas eu à me décider. Franck a quitté la salle radio pendant que nous dormions, et il est tombé sur mes notes, que j’avais oublié de ranger. Il est entré dans une fureur noire en découvrant ce qu’Igor m’avait proposé.

Ils se sont battus. Igor est mort.

Franck est blessé au ventre. Je ne suis pas médecin, lui non plus. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Je me contente de changer son pansement toutes les heures.

Je l’entends gémir dans le module voisin. Ces cris sont peut-être la pire chose que j’ai eue à supporter ces derniers jours.

J’en arrive à souhaiter qu’il meure rapidement, pour que ça cesse.

Qu’avons-nous fait pour mériter ça ?

Lisa, je suis désolé, mais je crois que papa ne sera pas là pour ton anniversaire, cette année.

Je t’aime ma chérie.

 

– Calme-toi bon sang ! Je ne te reconnais plus depuis quelques jours !

– Que je me calme ?! Tu as vu le rapport de l’autodiagnostic ?

– Aussi bien que toi ! « Anomalie au niveau du connecteur de mise à feu du propulseur. » La belle affaire ! On a géré ça cinquante fois en simulation, sur Terre !

Les deux hommes attendaient la procédure de secours que l’ISA devait leur envoyer depuis maintenant une heure. Raffael se faisait violence pour ne pas se précipiter sur la radio et vérifier qu’elle fonctionnait toujours.

 

C’est un mauvais rêve, je vais me réveiller…

 

Pyotr attrapa Raffael par les épaules, et le secoua aussi brusquement que l’absence de pesanteur lui permettait de le faire.

– Va t’allonger mon pote ! Tu n’es pas dans ton assiette. Je t’appellerai dès qu’on aura reçu les instructions… Et fais moi le plaisir de dormir !

***

Son rêve fut agité. Des images de mort, des cris, du sang sur les murs blancs de l’ISS. Et une humanité sans espoir, vouée à l’extinction par une ambition démesurée.

 

15 novembre 2014

Franck m’a appelé au secours toute la nuit. J’ai fini par me boucher les oreilles pour ne plus l’entendre.

Quand je me suis réveillé ce matin, il était mort.

J’aurai probablement dû l’aider à mourir. Ou simplement lui tenir la main jusqu’à la fin. Mais je ne voulais pas voir son regard au moment fatidique, celui qui me dirait que j’étais le dernier survivant de la race humaine.

Avoir peur d’un mourant.

Tu parles d’un héros.

 

Pyotr déboula dans la chambre en se cognant contre les murs avec son habituelle maladresse.

– Raffael Kirschbaum au rapport ! J’ai les instructions pour la réparation du moteur ! Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, Mike a dévié de sa route et ne passera pas au Texas… Alors tu arrêtes un peu de faire la gueule et tu viens m’aider à réparer ? La Terre attend le retour de ses héros !

Raffael grimaça mais ne put s’empêcher de sourire, devant l’enthousiasme de son ami.

– Tu as raison. Excuse-moi pour tout à l’heure, je me suis emporté.

– C‘est ça. Je reste persuadé que tu me caches quelque chose, mais dans l’immédiat, on a quelque chose de plus urgent à faire. Je t’attends dans le sas !

***

Installé aux commandes du Phénix, Kirschbaum et Nikolson s’affairaient aux préparatifs du départ. Suivant les ordres de l’ISA, ils avaient avant le départ largué le corps d’Anderson dans l’espace, pour des raisons sanitaires.

Raffael sentit son cœur accélérer au moment où le Phénix se détacha de la station. Il ferma les yeux une poignée de secondes, attendant que Pyotr lui confirme l’ordre d’allumage.

 

20 novembre 2014

Je suis à court de vivres. Nous avons dû merder dans le décompte des rations, ou alors c’est moi qui me suis mélangé les pinceaux durant le rationnement.

J’ai balancé les corps de Franck et Igor dans l’espace : ils commençaient à puer.

Je tourne en rond depuis que je suis seul. La Terre n’est plus qu’une boule de cendres. Le radar et la radio restent désespérément muets, j’en oublie même de les surveiller.

Des flashs de mon enfance me reviennent par intermittence : je me revois en Provence chez ma tante qui vit en France, durant les vacances d’été, à lire cette BD de Tintin qui m’avait tellement marqué : on est allé sur la Lune, quelque chose comme ça. Je revois aussi des images de cet épisode de Fred le manchot, seul sur la banquise, dernier survivant de son espèce.

Étrange comme peuvent ressurgir des souvenirs qu’on croyait définitivement perdus.

Ma petite Lisa fête ses 6 ans aujourd’hui. J’aurais tant aimé être avec elle, la prendre dans mes bras une dernière fois.

Susan, Lisa, j’ignore si vous êtes encore vivantes dans cet enfer, mais je sais désormais que je ne vous reverrai pas.

J’ai bouché l’arrivée d’air et fermé la porte de Columbus. D’ici quelques heures, le gaz carbonique se chargera de faire en sorte que je ne me réveille pas. C’est peut-être lâche, mais c’est la seule décision dont je sois encore maître.

 

– Paré.

La voix de Pyotr claqua aux oreilles de Raffael comme un coup de fouet.

Il ouvrit les yeux, et initia la procédure de mise à feu.

***

La sonnette retentit dans la chaleur pesante de cet après-midi d’été. La petite fille interrompit son coloriage et se dirigea vers la porte en courant.

– Papa !

Réalisant son erreur, elle recula d’un pas.

Un homme en uniforme l’attendait sur le seuil, arborant un air désolé. Le visage de la fillette se barra d’une expression anxieuse et son regard se posa sur la lettre que l’homme tenait entre ses doigts.

Peu habituée à voir le courrier apporter autre chose que des catastrophes, la petite fille demanda d’une voix mal assurée :

– C’est pour moi ?

– Je ne sais pas trop, répondit le facteur. C’est au nom d’Elisabeth Anderson. C’est bien ici ?

Les traits de la fillette s’illuminèrent, et elle saisit la lettre de ses petites mains.

– C’est ma grand-mère ! Je vais lui apporter, merci !

Elle claqua la porte et fila dans l’escalier, grimpant les marches trois par trois.

– Mamie ! Mamie ! Tu as du courrier ! Ça vient du Texas !

Lisa Anderson releva la tête de son livre, et attrapa la lettre d’un air surpris.

– Du Texas ? Je ne connais personne là-bas…

Elle déchira l’enveloppe et lu rapidement les premières lignes. La petite fille vit ses yeux s’emplir de larmes, et attrapa la main de sa grand-mère.

– Qu’est-ce qui se passe mamie ? Qui c’est ?

La vieille dame essuya ses larmes du revers de sa main parcheminée, et parvint à lui répondre dans un souffle, au travers de sa gorge nouée.

– C’est mon papa.

***

Raffael Kirschbaum observa le facteur s’éloigner dans la fournaise. Satisfait, il mit le contact de sa voiture électrique, et démarra en silence. Il n’avait pas osé donner la lettre en mains propres, mais il voulait être sûr qu’elle arrive à destination.

Il alluma la radio, et repensa aux derniers mots de Mark Anderson.

 

Nous payons aujourd’hui le prix de notre inconscience. Si quelqu’un trouve cette lettre, qu’il sache que malgré les apparences nous n’étions ni fous, ni mauvais.

Nous n’étions que des hommes, et ce qui nous a perdu fut probablement de croire que nous étions plus que ça.

Adieu,

Mark Anderson.

 

Il roulait doucement, appréciant le calme et la pureté de ce paysage désertique.

Son téléphone sonna, interrompant sa rêverie. Il ralentit et s’arrêta au bord de la route, avant de répondre.

– Kirschbaum, j’écoute.

– Ça va Tovaritch ?

Raffael sourit au son de la voix de son vieux camarade.

– Ça va, mein Herr. Qu’est-ce qui se passe ?

– Je me demandais si tu avais pris ta décision…

Il s’enfonça dans son siège, et leva les yeux vers le ciel. Les nuages blancs défilaient paisiblement dans l’azur bleu. Tout autour de lui, la vie reprenait lentement ses droits : la Terre leur avait pardonné leur faute.

Chacune de nos décisions représente un risque d’aggraver les choses. Ce qui nous rend humains, c’est de croire que nous avons aussi le pouvoir de les améliorer.

Kirschbaum répondit sans hésitation.

– Tu crois vraiment que je vais te laisser retourner là-haut tout seul ? Dis à Foster de me rajouter sur la liste du prochain équipage, ils n’auront pas trop de deux bras supplémentaires pour retaper ce tas de ferraille !

Pyotr éclata de rire, aussitôt suivi par son ami.

Raffael raccrocha et remit le contact.

 

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