TURBULENCES (Wingmen)

Ce texte prend place dans l’univers de mon roman en cours d’écriture, WINGMEN. Je l’ai écrit avant d’en commencer la rédaction, pour mettre en scène Mc Eily, le héros, et voir comment il serait perçu (ainsi que l’univers) par des lecteurs anonymes. Il s’agit donc d’un premier jet pas particulièrement soigné.

Bonne lecture ! 

Chapitres : I II III IV

 

Le bourdonnement du réacteur plasmique emplissait le cockpit d’une sourde palpitation, lente et régulière, dont toute la puissance ne demandait qu’à jaillir en libérant ses gigawatts d’énergie pure. La voix de Shadow crépita dans la radio, me tirant de ma léthargie.

– Putain Recall… J’vais m’endormir s’ils ne nous donnent pas du mou.

– Moi aussi vieux. Déjà deux heures qu’on glande au ralenti, le pilote automatique aurait pu faire ça tout aussi bien que nous…

– Je déteste ces foutus vols d’essais. Sur le front de Nébula, on ne s’emmerdait pas à faire ces tests à la con : c’était le feu du combat qui déterminait si les appareils tenaient la route…

Je soupirai, traduisant mon assentiment.

Nous continuâmes de voleter un moment, enchaînant les manœuvres basiques : accélérer, freiner, virer, tester, et recommencer. Encore. Et encore. Et encore.

– Ça va durer longtemps, contrôle ? Fallait mettre un kolb aux commandes, si vous vouliez lui faire faire une ballade.

– Du calme sergent, nous aurons bientôt fini de récupérer les données.

Je baillai bruyamment, histoire de leur faire comprendre que j’étais du même avis que Shadow, et laissais mon regard se perdre dans l’infinité opaque de l’espace. Le soleil projetait des éclairs irisés sur la carlingue de nos appareils, contrastant avec la noirceur mouchetée d’étoiles qui nous enveloppait. Suite aux événements de Vargas, et au prototype de neutralisateur photonique qu’avaient mis au point les xenops, la Confédération avait décidé de développer un nouveau type de propulsion pour ne pas rester à la merci d’une telle arme. Le plasma avait remporté les suffrages et les nouveaux moteurs à fusion plasmique qui équipaient nos appareils semblaient pleins de promesses. Encore fallait-il qu’on nous autorise à les tester réellement…

– Shadow, Recall, ici le commandant Rafferton. J’ai une bonne nouvelle pour vous : nous avons recueilli toutes les données basiques dont nous avions besoin. Vous avez l’autorisation de vous amuser un peu, faites-nous voir ce que ces Rippers ont dans le ventre !

Shadow poussa un hurlement de cow-boy, qu’il enchaîna de plusieurs sifflements hystériques.

– Allez Recall, à fond ! Le premier arrivé a gagné !

– Arrivé où !? m’écriai-je en poussant violemment la manette de propulsion vers l’avant.

Les deux Rippers s’élancèrent côte à côté, flèches argentées dans une immensité d’encre, les moteurs libérant enfin leur puissance dans un déchaînement d’ivresse. J’encaissais les quatre g de l’accélération en serrant les dents, les nerfs mis à rude épreuve par les glapissements de Shadow qui n’arrêtait pas de couiner.

– La ferme ou j’en profite pour tester l’efficacité de tes réflecteurs !

– Un peu de respect en vous adressant à votre supérieur, première classe Recall.

Je souris devant son énervement simulé et profitai de cet instant de distraction pour lui passer sous le nez, nos écrans réflecteurs projetant des gerbes d’énergie violette en s’accrochant.

– Salopard !

Nous continuâmes à nous amuser un moment, enchaînant les figures acrobatiques et les accélérations fulgurantes, enfin libres de mesurer pleinement le potentiel des nouveaux réacteurs.

***

Mon regard fut subitement attiré par un voyant rouge, sur le panneau de contrôle de propulsion.

– Contrôle ? J’ai une anomalie au niveau du transmetteur de puissance.

– Nous venons de voir ça Recall, ralentissez le temps qu’on ait déterminé ce qui se passe.

Je diminuais progressivement la vitesse pour ramener le Ripper à son régime de croisière et entamais une trajectoire circulaire pour maintenir ma position. Shadow de son côté, continuait à faire des acrobaties pour tester les limites de son appareil.

Nos deux vaisseaux n’étaient pas tout à fait identiques : le mien disposait d’une alimentation totalement plasmique, le générateur fournissant son énergie aussi bien à l’armement qu’au système de propulsion. Celui de Shadow en revanche, était équipé d’un système hybride capable de fonctionner par fusion plasmique mais également sur le principe des traditionnelles batteries à photons. Contrairement à ce que j’avais initialement pensé, il n’y avait pas de grande différence. Le générateur photonique était moins violent dans ses accélérations, mais il disposait d’une plus grande souplesse qui le rendait plus confortable à piloter. Si le principe de la fusion se révélait fiable, il risquait de vite faire des émules chez nos ingénieurs aérospatiaux…

J’attendais les instructions, déclenchant à la demande des contrôleurs du Manta les différentes routines d’autodiagnostic. Le signal d’alarme retentit soudain, déchirant le silence de son hurlement strident.

– Merde qu’est-ce qui se passe encore ?

– Contrôle, ici Shadow ! J’ai cinq échos sur le radar de proximité. Y a un convoi de prévu dans les environs ?

– Négatif sergent, aucun vol commercial, civil ou militaire n’est signalé dans cette zone.

Je me réinstallai précipitamment aux commandes, conscient de ce que cela impliquait.

– Recall, tu le sens comment ?

– Plutôt bien jusqu’ici. A part ce foutu voyant qui s’est allumé, tout a l‘air de marcher…

– Bien. Je penche pour des rebelles, nous sommes trop près de la planète pour une attaque de pirates.

– Pour ce que ça change…

Les pirates, comme les rebelles, étaient présents dans de plus en plus de systèmes. Il s’agissait pour certains d’opportunistes qui avaient trouvé dans l’illégalité un moyen facile – bien que risqué – de s’enrichir ; mais c’était dans la plupart des cas des idéalistes qui luttaient pour libérer leur monde de l’occupation que leur imposait la présence de la Confédération ou des xenops. Nous leur menions généralement la vie dure, les xenops ne les traitant pas mieux que nous, mais avec la généralisation du conflit ils trouvaient de plus en plus de bras pour soutenir leurs petites révolutions…

– Soldats, ici Rafferton ! On ne va pas risquer quoi que ce soit, surtout avec une panne indéterminée sur les bras. Vous avez ordre de rentrer à la base, j’envoie une patrouille s’occuper de ces clowns.

Je jetai un œil à Shadow via la caméra avant de répondre et la déception se lisait sur son visage : il regrettait déjà de ne pas pouvoir tester son Ripper dans le feu de l’action.

– Bien reçu contrôle, nous rentrons.

Je repris les commandes, interrompant les vérifications en cours, et mis le cap sur le Manta dans le sillage de Shadow. L’accélération fut tout aussi brutale, me collant à mon siège par sa poussée impressionnante.

– A ce train là, ils ne nous suivront pas longt…

Un signal assourdissant m’interrompit, aussitôt suivi d’une forte odeur de brûlé. Mon appareil fut pris de soubresauts, le réacteur crachant des gerbes d’énergie incontrôlée. Activant les rétrofusées, je stabilisais le Ripper avant de couper toute l’alimentation du propulseur. J’entendis le sifflement des extincteurs à l’arrière du vaisseau, alors que le compartiment moteur était rempli de neige carbonique pour étouffer l’incendie.

– Merde ! Contrôle ? Ici Recall, ça se complique mon propulseur est en rideau !

– Le responsable du projet vient d’arriver Recall, nous analysons les données, un peu de patience…

De la patience ? Connard ! C’est pas toi qui a cinq vilains points rouges aux fesses, qui s’approchent sacrément vite… Je gardais mes pensées courroucées pour moi et, les yeux rivés sur le radar, pianotais frénétiquement la surface du tableau de bord en attendant les instructions.

– Première classe Recall ? Ici Martin Donnovan, c’est moi qui supervise le projet de fusion plasmique.

– Enchanté, grinçai-je.

– Au vu des indicateurs de contrôle, il a dû y avoir des turbulences dans la pompe à neutrons qui génère la fusion. Ça a causé une instabilité du propulseur et le surrégime a dû déclencher l’incendie.

– Des turbulences ? DES TURBULENCES !?

Je fermai les yeux et respirai un grand coup pour me calmer.

– Sauf votre respect, Donnovan, je me fous des détails techniques. Il y a un moyen de le remettre en marche ?

– Pas sans d’importantes réparations.

– Recall, ici Rafferton. Les secours ne seront jamais là à temps, et Shadow ne pourra pas tenir seul, pas à cinq contre un.

Il s’interrompit, ce qui n’augurait rien de bon. Je voyais sur la caméra que Shadow scrutait l’espace dans la direction des rebelles, sachant qu’ils seraient visibles d’une seconde à l’autre. Le commandant reprit, d’un ton grave et sans appel.

– Shadow, rentrez immédiatement. Recall, nous n’avons pas le choix, il est hors de question que ce prototype tombe aux mains des rebelles. Vous avez ordre de vous éjecter en déclenchant l’autodestruction.

Je marquai une seconde de silence, le temps d’assimiler l’information et ses implications. C’était ma première éjection en situation réelle. Nous n’avions pas, pour d’évidentes raisons de confort, de scaphandre à bord de ce type d’engin. L’éjection déclencherait la séparation du cockpit du reste de l’appareil, ainsi que le formatage de l’ordinateur de bord. Privé du corps du vaisseau, dont le problème serait résolu par l’autodestruction, je dériverai à bord de ma coquille vide pendant quelques heures, attendant qu’une nacelle de secours vienne me récupérer ou que je sois à court d’oxygène.

Ça c’était le scénario classique mais, avec le départ de Shadow et l’arrivée des rebelles, il était nettement plus probable que je sois fait prisonnier. Certains sadiques s’amusant à prendre les pilotes éjectés pour cible, la situation pouvait tout aussi bien se terminer en feu d’artifice, brutal et définitif.

– Commandant, ici Shadow. Je ne laisserai pas mon coéquipier à la merci des rebelles.

– Ne confondez pas une option avec un ordre, sergent. Nous n’avons pas le choix.

Je les laissais ergoter sur le terme, visualisant toutes les options à ma disposition : il n’y en avait aucune autre. Résigné, je repris le contact radio.

– Shadow, ils arrivent. C’est terminé, fous le camp et revenez me chercher rapidement…

– Recall, tu ne…

Il s’interrompit de lui-même, conscient que le commandant nous avait ordonné la seule solution stratégiquement raisonnable.

– Je vais revenir mon vieux, tiens bon.

Les appareils ennemis désormais visibles grossissaient à vue d’œil, ombres menaçantes se découpant sur la silhouette de la petite planète.

Une voix humaine crépita dans la radio, interrompant mon introspection morbide.

– Ici le lieutenant Tucksey des forces libres de Naphréus. Nous allons arraisonner votre appareil, veuillez décliner votre identité.

– Ici airman de première classe Mc Eily. Vous n’avez pas autorité à intercepter mon appareil, lieutenant. Je vous rappelle qu’en décret du code militaire de la Confédération, s’appliquant en vertu de la loi martiale en vigueur dans ce système, toute ingérence dans les affaires de la Confédération sera sévèrement réprimée.

Je devinais un sourire sur la face de mon interlocuteur alors qu’il me répondait.

– Vous n’avez pas l’air en état de réprimer quoi que ce soit, airman. Toute résistance armée sera punie de mort, vous êtes prévenu.

Je serrai les dents, la main crispée sur la manette d’éjection. Cet enfoiré avait de la chance que je ne puisse pas faire feu, tous les canons étant privés d’énergie depuis la coupure du propulseur… Fermant les yeux, j’enclenchai la commande d’autodestruction et pressai le bouton d’éjection.

Il ne se passa rien.

Je rouvris les yeux et martelai la commande d’éjection, sans succès.

– Commandant ! Il y a une anomalie dans le circuit d’éjection, ça ne fonctionne pas !

Rafferton garda le silence. Je l’imaginais sans mal, le visage rivé sur les écrans de contrôle.

– L’incendie a dû endommager le propulseur de la cabine. Nous cherchons un moyen de contourner ce problème.

J’entrai nerveusement le code d’annulation de la procédure d’autodestruction, sans perdre des yeux les appareils ennemis qui arrivaient beaucoup trop vite à mon goût.

– Recall, vous devez maintenir la procédure de destruction. Ce prototype est l’aboutissement de nombreux mois de recherches, il ne peut en aucun cas tomber entre des mains ennemies.

– Vous me demandez de me suicider commandant !

– Je vous demande de faire votre devoir, soldat.

D’un point de vue militaire, il avait raison. Si au moins j’avais pu faire feu, j’aurais obligé ces salopards à me descendre et ne serais pas resté… Faire feu… Une idée folle me traversa l’esprit, tandis que je bondis sur la radio.

– Shadow ! J’ai une idée, mais je vais avoir besoin de toi !

J’aperçus sur le radar qu’il faisait demi-tour, revenant vers moi à toute vitesse. Ignorant les vociférations de Rafferton, je me concentrais sur mon idée.

– Dis-moi que tu as un plan Recall… Histoire que je ne passe pas en cour martiale pour rien.

– Un plan je ne sais pas encore, mais j’ai besoin que tu me donnes un peu de temps, c’est dans tes cordes ?

Un sourire sadique se dessina sur le visage de Shadow, alors qu’il abaissait sa visière polarisée.

– Ici le sergent Riggs, des forces armées de la Confédération, aux appareils rebelles de Naphréus. Vous êtes en train de violer un espace territorial de sécurité 2 : faîtes demi-tour immédiatement, ou je serai obligé de vous abattre.

Je n’écoutais pas la réponse du capitaine, tandis que Shadow fondait sur eux comme un rapace.

– Au moins, ils ne pourront pas dire que je ne les ai pas prévenus… Commandant ? Lancez vos senseurs, je vais vous offrir de bonnes données de combat pour vos analyses !

Son Ripper fusa au-dessus de moi, fonçant droit sur les rebelles. Shadow balança une salve de roquettes au milieu du groupe, ses deux canons plasmiques jumelés leur faisant immédiatement écho. L’impact explosa au contact des réflecteurs des trois appareils de tête, projetant des gerbes d’énergie aveuglantes. Ils rompirent la formation brutalement, surpris par la violence et la rapidité de l’attaque, alors que Shadow faisait demi-tour pour un deuxième passage.

Les pensées défilaient à toute allure dans mon esprit, cherchant à s’organiser du mieux possible : je n’avais plus d’armement car mes canons étaient alimentés par le générateur, mais il me restait deux torpilles photoniques de type IV, capables de détruire une petite corvette d’un tir direct. Ces projectiles étaient autoguidés et disposaient d’une bonne capacité en terme de distance. Mes réacteurs et mes rétro fusées étaient en rideau, mais il me restait les propulseurs latéraux, situés dans les ailes. Ces minuscules réacteurs servaient à contrôler l’appareil lors des délicates manoeuvres d’appontage et étaient alimentés par de petits réservoirs de propergol, indépendants du système de propulsion central. Manipulant les commandes avec nervosité, j’orientai le nez du Ripper sur la seule cible que j’étais capable d’atteindre sans l’assistance de l’ordinateur de bord : Naphréus.

Je fus soudainement secoué, le cockpit s’embrasant d’une aura mauve alors que les écrans réflecteurs crépitaient sous le feu ennemi.

Shadow brisa sa trajectoire, obliquant sur l’appareil qui me prenait pour cible. Il s’aligna dans son sillage, ange de mort aux allures menaçantes, avant de faire feu. Les trois premières roquettes HE saturèrent les réflecteurs de ce dernier, qui s’évanouirent dans un éclair mordoré. Les deux tirs suivants heurtèrent le bloc de propulsion de plein fouet, pulvérisant ses batteries photoniques. Le vaisseau hors de contrôle fit une embardée sur le côté, avant d’éclater en myriades de débris incandescents.

Shadow avait dû s’exposer pour accomplir cette manœuvre et deux rebelles l’avaient pris en chasse. Leurs tirs crépitaient à la surface de ses écrans protecteurs qui commençaient à montrer des signes de fatigue : il fallait que je fasse vite.

Le largage des torpilles se faisait par une simple commande sur le panneau d’armement : un petit clapet de plastique protégeait le bouton, qui déclenchait le lancement. Je me maudis de ne pas avoir été plus assidu aux cours théoriques qui nous expliquaient le fonctionnement de la plupart des engins de mort que nous utilisions au quotidien. Toutefois, ceux sur l’armement faisaient partie des rares auxquels j’avais assisté et, si ma mémoire était bonne, le déverrouillage des entraves des torpilles se faisait automatiquement en relevant le clapet de protection. La pression du bouton ne déclenchait que la mise à feu du réacteur.

J’attrapai le couteau fixé à mon harnais et brisai net le clapet de plastique. Coinçant ensuite la pointe de la lame dans l’interstice ainsi créé, je re-verrouillai leurs entraves autour des torpilles.

Un coup d’œil au-dehors m’indiqua que Shadow était en mauvaise posture : son réflecteur gauche était tombé, une fine colonne de fumée s’échappant du corps de son appareil là où les tirs de laser avaient fait mouche. Il ne parvenait pas à se débarrasser des vaisseaux qui le suivaient et, bien qu’il en ait sérieusement endommagé un autre, il n’allait pas tenir plus de quelques secondes supplémentaires.

– Shadow, je suis prêt ! Fous le camp mon vieux et merci, je te revaudrai ça !

– Il était temps, ils sont enragés ! Qu’est-ce que tu vas faire ?

– Je mets les voiles. Dis à Rafferton d’organiser une opération de récupération… Sur Naphréus.

J’attendis que Shadow décroche, poussant son réacteur au maximum de sa puissance : à ce train, les rebelles allaient clairement avoir du mal à le suivre. Ils semblèrent hésiter un instant puis, voyant qu’ils ne le rattraperaient pas, revinrent vers moi.

Je sélectionnai les deux torpilles en simultané sur la console d’armement et pressai nerveusement le bouton d’allumage en maintenant la lame du couteau enfoncée pour bloquer le déclic du clapet. Le réacteur des torpilles s’alluma, l’accélération fulgurante m’écrasant dans mon siège alors que les échos sur le radar disparaissaient derrière moi.

***

La planète grossissait à vue d’œil, l’indicateur de distance du radar défilant à toute allure au fur et à mesure que je m’en approchais. Je sortis mon pistolet de son holster et, le saisissant par le canon, balançai trois coups de crosse de toutes mes forces sur le manche du couteau pour le planter fermement dans le tableau de contrôle. Il y avait de grandes chances que l’entrée dans l’atmosphère soit violente et je ne voulais pas prendre le risque de le lâcher en cas de secousses un peu trop intenses.

J’avais vu juste : le choc me projeta vers l’avant, mon casque heurtant le panneau de verre blindé du cockpit. J’essayais de reprendre mes esprits, sonné par l’impact, alors que la carlingue du Ripper vibrait de toutes parts.

Le nez de l’appareil était chauffé à blanc, malmené par le frottement de l’air qui défilait sur les parois en vagues de chaleur incandescentes. Ma trajectoire plus qu’approximative m’avait fait arriver n’importe comment, loin des 6 degrés d’inclinaison que nous appliquions habituellement. A ce stade, l’avant du Ripper n’allait pas tarder à fondre ou à voler en éclats. Estimant que j’étais suffisamment loin pour éviter tout risque d’évasion hors de l‘atmosphère, je retirai le couteau d’un geste sec.

Les deux torpilles, libérées de leurs entraves, prirent aussitôt le large et disparurent de mon champ de vision. La pression générée par le freinage se faisait intolérable, probablement de l’ordre d’une dizaine de g, ma vue se voilant alors que tout mouvement devenait impossible. Réunissant mes dernières forces je parvins à basculer toute l’énergie des réflecteurs sur l’écran frontal et sentis mes yeux se révulser avant de perdre connaissance.

J’émergeai en sursaut, plusieurs minutes après. Il me fallut quelques secondes pour comprendre où je me trouvais et ce qui se passait, avant que ne me revienne le fil des récents événements. Les réflecteurs avaient tenu et je traversais une à une les épaisses couches de nuages. Il était pourtant trop tôt pour me réjouir : je n’avais fait que repousser l’issue d’une situation qui n’en avait pas. Mes réacteurs étaient morts, je n’avais aucun moyen de contrôler mon appareil, j’étais en chute libre vers la surface d’une planète sur laquelle je n’avais jamais foutu les pieds et évidemment, je n’avais pas de parachute, totalement inutile lors des vols spatiaux…

Je pris quelques instants pour savourer le sens dramatique de la situation, méditant sur le caractère masochiste de mon ange gardien…

A moins que je ne sois tombé sur un intermittent.

Ma réflexion fut interrompue par mon instinct de survie, pas encore résigné à la mort, et je me mis à réfléchir du mieux que je le pouvais à un éventuel moyen de m’en sortir.

Les différentes procédures d’urgence que nous avions étudiées lors de notre formation sur Dantoïne me revenaient une à une en mémoire, scénarios catastrophe que nous avions jugés plus qu’improbables lorsqu’on nous les avait présentés.

Pas tant que ça, apparemment. J’avais dans l’idée que si je m’en sortais vivant, les aspirants pilotes allaient maudire le cas d’école « Recall. » En tout cas, ils ne seraient pas prêts de l’oublier…

Le Ripper était un chasseur d’interception de petite taille. Sa forme le rendait aérodynamique et ses ailes arrondies offraient un bon support porteur : avec un peu de chance, il me restait encore un espoir. Je consultais l’anémomètre, conjointement aux cartes météorologiques de la planète, à la recherche d’un courant aérien suffisamment puissant. Je finis par en dégotter un et, usant des fusées de contrôle latéral du vaisseau, parvins à le faire glisser suffisamment loin pour m’y engouffrer. La vitesse ralentit ma chute d’un seul coup, les ailes se ployant en faisant entendre un inquiétant grincement alors que le vent s’engouffrait sous la voilure. L’appareil étant relativement léger, la portance fut suffisante et le Ripper commença à planer, me laissant quelques minutes de répit supplémentaire.

J’en profitais pour étudier la surface du sol qui défilait plusieurs milliers de mètres plus bas. D’après les informations de l’ordinateur de bord, Naphréus était une planète urbaine dont plus de 60% de la surface était occupée par d’immenses agglomérations. Abandonnant l’idée de trouver un petit champ de blé peinard pour me planter en silence, je suivis du mieux que je le pouvais les courants aériens et consacrais les interminables minutes suivantes au guidage du Ripper vers le sol. Je tâchais d’équilibrer la vitesse et l’inclinaison pour le faire descendre progressivement, jouant avec les aérofreins et les fusées latérales pour maximiser la portance. Contre toute attente, je parvins à contrôler le Ripper assez longtemps pour tenter un atterrissage de fortune.

***

Le paysage qui défilait sous mes ailes ressemblait plus à une immense zone industrielle qu’à un centre-ville animé. J’appréciais l’idée de ne pas faire un massacre en me crashant sur un immeuble d’habitation, mais les secours risquaient de mettre bien plus longtemps à arriver dans ce coin paumé… Repérant une grande artère exempte de circulation, j’inclinai l’assiette du Ripper et, m’orientant dans cette direction, tirai sur le manche pour lui faire relever le nez.

C’était une bonne approche, dont mes instructeurs auraient probablement été fiers au vu des circonstances, mais il n’y avait plus assez de vitesse pour maintenir l’appareil en vol sans propulsion.

Après s’être redressé, le Ripper décrocha brusquement et se précipita vers le sol. J’avais réussi à l’orienter dans l’axe de la rue avant qu’il ne tombe et, concentrant toute l’énergie restante dans les réflecteurs ventraux, je me surpris à prier.

***

Ça commença par un picotement. Une sensation diffuse et vague, fourmillant le long de mes nerfs comme autant d’insectes tièdes. La lueur fut la seconde chose que captèrent mes sens : tout d’abord imperceptible, elle gagna en intensité jusqu’à en devenir éblouissante au travers de mes paupières closes. Je tentai instinctivement de me protéger les yeux du revers de la main, et c’est là que je perçus la douleur. Elle fusa le long de ma colonne vertébrale, vibrante et aiguë, impitoyable et cruelle morsure d’une créature sadique.

– Ne bougez pas. Vous pouvez m’entendre ?

– Aïe… Merde… Oui, je crois.

J’attendis que la vague de souffrance se soit dispersée pour ouvrir les yeux, prenant bien soin de ne rien bouger d’autre que mes paupières. Une jeune femme était penchée sur moi, et me pointa aussitôt une petite lampe dans l’œil.

– Vos pupilles sont réactives. Vous sentez vos membres ?

– Ouais, soufflai-je, ça, je peux vous assurer que je les sens…

Je profitai de ce qu’elle griffonnait des trucs sur l’écran tactile de son terminal portable pour l’étudier de plus près. Elle était plutôt jolie, ses cheveux bruns coupés au carré soulignant avec douceur les lignes ovales de son visage. Ses yeux noisette pétillaient au-dessus de ses pommettes, et il ne lui manquait que des couettes et quelques tâches de rousseur pour avoir l’air d’une parfaite écolière.

– Je vais vous toucher, dites-moi lorsque vous sentez mes mains.

– N’en profitez pas, coquine, plaisantai-je.

Elle sourit poliment devant ma débilité, avant de reprendre. À mon grand soulagement, je sentis le contact de ses doigts partout où elle eût la malice de les poser.

– Votre système nerveux n’a pas l’air d’avoir été endommagé, vous avez eu de la chance.

– De la chance ? Putain, vous en avez de bonnes !

Elle continuait ses annotations, aussi décidai-je de continuer mon examen : elle était menue, mais musclée. Une bonne condition physique, probablement le fruit d’un exercice régulier. Sa blouse blanche était négligemment jetée sur un débardeur kaki, que prolongeait un treillis aux motifs de camouflage urbain.

– Première classe Mc Eily, c’est bien ça ? conclut-elle.

– Pour vous servir.

Elle fit mine de s’éloigner, aussi la hélai-je avant qu’elle ne soit sortie.

– S’il vous plaît ?

– Oui ?

– Où sommes-nous ?

– Au poste de Sarabban heights.

– Sarabban heights… Ok. Et, euh… Qui occupe ce poste ?

Elle sourit, découvrant de délicieuses dents blanches.

– La Confédération, rassurez-vous. Tâchez de ne pas bouger, le docteur viendra vous examiner dès qu’il aura un moment : il a des cas plus urgents à voir dans l’immédiat.

– Plus urgents ? C’est la guerre ici ou quoi ?

– C’est peu de le dire, soupira-t-elle avant de disparaître.

***

Le docteur m’avait informé que je souffrais d’un tassement des vertèbres, de trois côtes fêlées et de multiples contusions. Au vu de l’impact que j’avais subi, il n’exagérait pas beaucoup en me traitant de miraculé. D’après ce que m’avait raconté Madillan – j’avais fini par apprendre le nom de ma belle infirmière – ma descente en piqué avait été aperçue par une patrouille qui s’était aussitôt déplacée sur les lieux du crash. Le Ripper avait relativement bien encaissé la chute, glissant plus sur la chaussée magnétique qu’il ne s’était écrasé. Le choc avait tout de même été phénoménal et c’est complètement inconscient qu’ils m’avaient extirpé de l’épave, pour m’amener ici. Je dormais depuis mon arrivée, trois jours auparavant, et n’ouvrais les yeux que pour les refermer quelques minutes plus tard. On m’avait installé sur une table d’assistance médicalisée, dont les sous-couches polymorphiques s’adaptaient à mon dos, me massant continuellement pour remettre ma colonne vertébrale en place. Ce processus accélérait considérablement ma guérison, la douleur qu’il engendrait étant rendue supportable par les injections de morphine qui m’étaient administrées.

Je fus réveillé par une explosion, plus proche que les précédentes. Un regard autour de moi me confirma que la pièce était toujours déserte, le silence n’étant rompu que par le tintement des flacons sur les étagères et les détonations intermittentes. J’étais en train de me demander pourquoi le Manta n’avait pas encore envoyé une équipe me récupérer, lorsque je perçus le sifflement caractéristique d’un obus en fin de course. La déflagration fut assourdissante, pulvérisant le plafond et tout un pan du mur extérieur. Le souffle me projeta au sol, m’arrachant aux entraves de la table et aux multiples perfusions qui m’administraient les antidouleurs. Plusieurs débris me heurtèrent, la souffrance irradiant dans mon corps à chaque impact. Je gisais par terre, le souffle coupé et la vision brouillée par le nuage de poussière qui déployait ses tentacules fantomatiques dans la pièce. Toute la structure de l’infirmerie avait été ébranlée par l’impact, des poutrelles de soutien saillant des restes du plafond comme des moignons décharnés se raccrochant au ciel pour ne pas s’effondrer. Des gerbes d’étincelles jaillissaient de toutes parts, râles d’agonie des machines pulvérisées par ce déchaînement de violence. M’extirpant des gravats au sein desquels j’avais été jeté, je commençais à ramper vers la sortie avant qu’une deuxième salve ne vienne terminer le boulot.

– Mc Eily ? Vous êtes vivant ?

– Ça dépend, parvins-je à geindre, qui le demande ?

Je distinguais Madillan me cherchant du regard, la bouche couverte d’un mouchoir.

– Ici ! gémis-je en me redressant sur un coude.

Elle s’approcha et m’aida à m’extraire des débris, passant son bras autour de ma taille pour me maintenir debout.

– Vous pouvez marcher ? Le secteur n’est pas sûr.

– Sans blague…

Faisant fi de mon ironie, elle m’entraîna dans le couloir adjacent en me soutenant de son épaule. Nous parcourûmes quelques dizaines de mètres avant de déboucher dans une petite cour intérieure, que plusieurs soldats en armes venaient d’investir. Madillan héla le plus proche en lui désignant l’infirmerie d’où nous venions.

– Par ici ! Il y a une brèche dans le mur d’enceinte !

M’appuyant sur la jeune femme, je clopinais pour la suivre tandis que les soldats se précipitaient dans la direction qu’elle leur avait indiquée. Plusieurs baraquements ceignaient la cour, le drapeau de la Confédération flottant majestueusement au sommet d’un mat gigantesque.

– Où va-t-on ? demandai-je, à bout de souffle.

– Je retourne en salle de briefing, ensuite on trouvera un endroit sûr où vous installer.

– Plus sûr que l’infirmerie ?

Je la suivis en silence, pensant au calme et à la sécurité qui devaient régner à la morgue.

Nous nous engouffrâmes dans le bâtiment principal, alors que d‘autres soldats se ruaient vers l‘infirmerie. La douleur était toujours très vive, mais je récupérais progressivement l’usage de mes membres. Un ascenseur et deux couloirs supplémentaires nous menèrent à une vaste pièce, dans laquelle des sous-officiers et quelques soldats débattaient sur la meilleure stratégie à adopter. Une carte de la zone était affichée sur le moniteur central, des points et itinéraires lumineux indiquant les différents axes stratégiques et les forces en présence. La jeune femme me tendit une chaise et s’avança tandis que je m’installais en silence, à l’entrée de la salle.

– Me revoilà, capitaine.

– Madillan ! Ça donne quoi à l’infirmerie ?

– Plusieurs salles ont été endommagées, et une brèche a été ouverte sur l’extérieur. Il y a eu deux victimes dans l’aile A, Jeffrey et Rah’n s’occupent de transférer les autres blessés à l’abri.

– Bien.

J’avais les yeux rivés sur la carte, et tentais de comprendre la situation. Un petit amas de points bleus était entouré de plusieurs positions orange. Quelque chose d’assez peu rassurant me soufflait que les points bleus, c’était nous. Profitant d’une accalmie dans la confusion ambiante, je me levai et m’avançai vers le centre de la salle.

– Capitaine ?

Il posa les yeux sur moi, avant de lancer un regard interrogatif à Madillan. La jeune femme me désigna du doigt en prenant la parole.

– C’est l’airman Mc Eily, capitaine. Je l’ai sorti des décombres de l’infirmerie.

– Ah ! Notre mystérieux envoyé du ciel. Désolé Mc Eily, je n’ai pas encore eu le temps de passer vous voir… Comme vous le constatez, nous sommes un peu débordés.

– Il n’y a pas de mal capitaine, nous avons tous nos priorités.

– L’assaut touche à sa fin, nous devrions avoir quelques heures de répit. Jackson, renforcez le mur ouest, je veux que ces enfoirés se cassent le nez dessus s’ils décident d’attaquer par là. Sergent, occupez-vous de l’infirmerie : il faut colmater la brèche de toute urgence. Daffür, tenez-moi au courant si on reçoit la moindre réponse de la garnison de Santa Lobbos, je veux savoir si on peut espérer des renforts à court ou moyen terme. Madillan, restez ici, je veux m’entretenir un instant avec notre invité surprise.

Le capitaine se passa une main moite sur le visage, et vida d’un trait un grand verre d’eau : il avait manifestement connu des jours plus paisibles. Dès que la salle se fut un peu vidée, il me fit signe d’approcher, Madillan allant se placer à ses côtés.

– Alors Mc Eily… D’où venez-vous mon vieux ? Naphréus ne comporte aucune escadrille de Rippers à ma connaissance.

– En effet capitaine, je fais partie de l’équipage du Manta. C’est un cargo de classe trois qui a fait escale dans le secteur. Nous avons été pris à partie par des rebelles à proximité de Naphréus lors d’une patrouille, et une avarie de propulsion m’a obligé à me poser en catastrophe ici.

Il soupira, son visage traduisant une profonde lassitude. J’en profitai pour jeter un œil à son uniforme, déchiffrant le nom cousu sur sa poitrine : Baldwin. Il ne devait pas avoir plus de 35 ans, et si ses cheveux blond cendré le rajeunissaient, les cernes qui creusaient ses pommettes étaient en train de lui faire prendre quelques dizaines d’années.

– Sauf votre respect, capitaine… Que se passe-t-il ici ? Aucune activité particulière ne nous a été rapportée dans ce système.

– Les rebelles, Mc Eily. Ils sont un peu turbulents, ces derniers temps.

– « Turbulents » ? Si j’en crois cette carte, ça ressemble plus à une guerre civile qu’à de simples turbulences… Vous n’avez pas reçu d’aide des autres postes de Naphréus ?

– Ils sont dans la même situation que nous.

Baldwin se laissa tomber sur un siège, et sortit un paquet de cigarettes qu’il me tendit. Madillan avait rapproché ma chaise et me fit signe de m’y asseoir, avant de se poser sur le coin de la table. Je tirai quelques bouffées de tabac en silence, essayant de faire taire la sourde douleur qui m’élançait continuellement dans le dos. Le capitaine finit par relever la tête et désigna la pièce d’un vaste geste.

– Ça fait des mois que j’ai signalé que la population de Naphréus s’agitait, Mc Eily. J’ai fait part des mouvements nationalistes, des attentats, des manifestations… Vous savez ce qu’on m’a répondu, en haut lieu ?

Il reprit, devant mon silence interrogateur.

– Que les xenops étaient la priorité absolue, et que nous devions gérer nous-mêmes ces problèmes de politique intérieure…

Je laissai mon regard courir autour de nous, avant de répondre.

– Les xenops nous enfoncent sur tous les fronts… Il me semble logique qu’ils passent avant quelques agitateurs nationalistes sur l’échelle des priorités, non ?

– Il y a encore un mois, j’aurai probablement répondu comme vous, Mc Eily. Mais je n’en suis plus si sûr aujourd’hui.

Il se leva et alla se poster devant la fenêtre.

– Nous n’avons rien en commun avec les xenops, qui constituent une menace clairement identifiée. Ce n’est pas le cas des rebelles.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que cette putain de guerre est en train de nous ronger de l’intérieur, Mc Eily ! Le mécontentement augmente, la colère gronde. Les populations qui sont suffisamment loin du front sont saignées à blanc par « l’effort de guerre… » Un joli nom pour un accroissement sans précédent des impôts. Quant à ceux qui n’ont pas la chance d’être assez loin pour être à l’abri, ils sont étouffés par la loi martiale.

Il revint vers nous, marchant nerveusement d’un bout à l’autre de la pièce.

– Les mouvements contestataires n’ont jamais été aussi nombreux. Il s’en crée chaque jour dans de nombreux systèmes…

– Probablement, capitaine, mais je suppose que les xenops rencontrent le même problème. Leur population doit subir le contrecoup de la guerre de la même manière que la nôtre. J’ai eu vent de révoltes et d’attentats au sein même des lignes xenops. Tous ne sont pas partisans de la guerre, et tous ne voient pas d’un bon œil l’expansion inconsidérée de leur grande Alliance.

– Vous avez déjà été sur une planète xenops, Mc Eily ? Vous connaissez leurs coutumes ? La façon dont s’organise leur société ?

– Pas plus que ça…

– Moi non plus, et il est bien possible qu’ils vivent beaucoup mieux que nous le conflit malgré quelques dérapages, ne serait-ce que parce qu’ils ont l’avantage. Si les rebelles s’organisent et se structurent, comment lutter contre eux sans soutien logistique réel de la Confédération ?

Je restai pensif un moment. Pour moi, les rebelles n’avaient jamais été que des terroristes plus ou moins idéalistes, ne représentant aucune réelle menace pour nous. J’avais du mal à croire qu’ils risquaient de précipiter dramatiquement l’issue du conflit.

– Mais rien ne vous permet d’affirmer que les rebelles soient en train de réaliser une telle coalition. Si c’était le cas, je suppose que les services de renseignement de la Confédération en seraient informés et prendraient les mesures nécessaires…

– Mc Eily, les garnisons de Naphréus ne sont pas incompétentes : nous ne nous sommes pas fait déborder par un mouvement populaire que nous n’aurions pas vu venir. Si la situation s’est précipitée ces huit derniers jours, c’est parce que les rebelles ont utilisé du matériel lourd dont la provenance nous est totalement inconnue. Des chasseurs Foxtrot, des hoovers Dustblade, et je passe sur les fusils, les mortiers et toutes les autres pièces d’armement… Naphréus n’est pas exposée aux xenops, nous n’avons ici que des garnisons de présence : nous nous sommes fait littéralement défoncer.

– Mais pourquoi ne pas avoir demandé du renfort dès que les choses ont dégénéré ?

Il se rassit face à moi, et se servit un autre verre d’eau.

– Nous l’avons fait, dès les premières heures.

– Personne n’a répondu ? C’est aberrant, nous sommes dans ce système depuis plus d’une semaine, nous aurions capté vos messages depuis plusieurs jours !

– Ils ne sont jamais partis, Mc Eily, c’est un des aspects les plus troublants du problème. Nous avons découvert que les rebelles ont installé une cloche de Faraday sur une tour à quelques kilomètres d’ici…

Je m’étouffai en entendant ça. L’antique cage de Faraday, qui disposait de l’étonnante propriété de bloquer les ondes, avait depuis longtemps été déclinée en de nombreuses variations. Les rayons de faraday équipaient beaucoup d’appareils spatiaux, et les cloches éponymes étaient fréquemment utilisées lors du blocus d’une position pour couper les assiégés de toute communication avec l’extérieur. Baldwin se rejeta en arrière et croisa les bras derrière sa tête d’un air las.

– Le fait que nous n’ayons reçu aucun renfort me laisse supposer que les rebelles en ont déployé à proximité de toutes les garnisons équipées d’un relais vers l’espace… Je vous laisse en deviner les implications.

Il n’avait pas besoin de me les révéler : soit les rebelles avaient des contacts haut placés au sein de la Confédération, soit cet équipement leur venait directement de l’Alliance. Ça puait dans les deux cas.

– Ce n’est pas le genre des xenops de livrer du matériel militaire à des humains, même si ça peut servir leurs intérêts. En tout cas, ça explique que vous n’ayez pas reçu de renforts… Et que le Manta n’ait envoyé aucune équipe de récupération me chercher.

– En effet. S’ils n’ont pas capté votre balise de détresse, ils doivent penser que votre appareil s’est vaporisé dans l’atmosphère. Je suis navré Mc Eily, mais il semblerait qu’en réussissant à vous poser ici vous n’ayez pas tellement amélioré votre situation.

– Vous ne pouvez vraiment rien faire ?

– Ce putain d’émetteur nous empêche de coordonner quoi que ce soit. Nous ne pouvons pas entrer en contact avec les autres garnisons, et à plus forte raison avec l’espace.

Il se leva, et désigna Madillan.

– Je dois aller inspecter nos positions. Le caporal répondra aux éventuelles questions que vous vous posez encore. Une dernière chose, Mc Eily : savez-vous quoi que ce soit qui pourrait nous être utile ?

Il sortit, devant mon silence.

***

J’étais allongé sur un divan, dans le petit bureau que Madillan m’avait dégotté, pour terminer ma convalescence. Elle s’était assise en face de moi, et fumait une cigarette après avoir pris ma tension. J’étais perdu dans la contemplation de son visage, dont les formes harmonieuses me faisaient me demander comment les humains pouvaient-ils encore s’entretuer au vu des circonstances sans précédent que nous connaissions. L’homme est un loup pour l’homme avait un jour dit ce mec, Hobbes, et même si nous avions longtemps cru qu’un péril commun permettrait d’unifier une fois pour toutes la race humaine, force était de croire que nous nous étions trompés. Lorsque je rouvris les yeux, Madillan avait disparu, la nuit était tombée, et seules résonnaient au loin quelques détonations sporadiques. Je me levai et fis quelques pas, pour me forcer à faire fonctionner mes muscles et m’habituer à résister à la douleur, au cas où. Je m’aperçus ce faisant que les effets de la rééducation commençaient à se faire sentir, et que je pouvais bouger à peu près normalement. Seule la douleur persistait, véritable toile de fond de mon système nerveux.

Madillan m’avait expliqué qu’ils avaient cherché à détruire la cloche de Faraday, mais ils ne disposaient à Sarabban Heights d’aucune force de frappe aérienne, ni de la moindre artillerie. Les rares garnisons qui disposaient d’appareils volants avaient été clouées au sol par les rebelles, et la seule route encore envisageable était celle du sol. Je traînai la chaise jusqu’à la fenêtre, et me perdis dans la contemplation de la ville, plongée en grande partie dans l’obscurité. Baldwin avait envisagé toutes les solutions restantes, sans succès. La tour était bien gardée et nous n’étions pas assez nombreux ni équipés pour envisager d’arriver au sommet, en prenant les étages un à un, face à des rebelles déterminés et surarmés. Quant à l’idée de balancer une bombe sur le bâtiment, elle était bonne, mais il n’y avait aucun explosif assez puissant à notre disposition. Il y avait huit jours que tout contact avec l’extérieur avait été coupé : la Confédération allait finir par s’alarmer de l’absence de nouvelles dans ce secteur. Nous aurions tôt ou tard des renforts, mais notre survie n’était peut-être plus qu’une question d’heures… Je me maudis de ne pas avoir emmené Daneel avec moi lors de ce vol d’essai : il aurait certainement sorti un plan des méandres de son cerveau artificiel, une de ces solutions improbables, mais ô combien géniales dont lui seul avait le secret…

Je m’éveillai dans un cri, mon dos me faisant immédiatement payer la mauvaise position que j’avais adoptée en m’endormant sur la chaise. Madillan débarqua précipitamment dans la pièce, allumant aussitôt la lumière et m’arrachant un nouveau cri alors que je me couvrais les yeux.

– Mc Eily ? Qu’est-ce que vous faites debout ? Ça va ?

– Merde, éteignez cette lumière caporal ! Et allez chercher Baldwin…

– Il dort. Que se passe-t-il ?

– Je sais comment détruire ce putain d’émetteur.

Elle partit en courant, pour le réveiller.

***

 Baldwin me regardait fixement. Ses traits, tirés par le manque de sommeil et la nervosité, lui traçaient un visage parcheminé dont la pâleur blafarde renforçait l’accablement. Son regard restait néanmoins vif et acéré, signe que l’officier était loin d’avoir baissé les bras.

Deux autres personnes étaient présentes, en plus de Madillan, et je sentais peser sur moi la responsabilité d’un espoir qu’on croyait perdu. S’avançant d’un pas, le capitaine me tendit son paquet de cigarettes alors que je me resservais du café.

– Merci.

Il attendit patiemment que j’ai allumé ma clope, pour s’asseoir face à moi.

– Madillan est venue me réveiller en prétendant que vous aviez trouvé un moyen de nous débarrasser de cette cloche de Faraday ?

– Disons que j’ai eu une idée, capitaine, à vous de me dire si elle est réalisable. Vous avez pu voir le site de la tour où est placé l’émetteur ?

– Rapidement, intervint Madillan, il est situé à environ deux kilomètres d’ici.

– D’accord. Je suppose que l’accès en est bien défendu ?

– Plutôt. Mais les rebelles savent que nous n’avons pas de force aérienne ni de pièces d’artillerie à proximité, il n’y a donc pas de défenses superflues : juste des barrages et des patrouilles.

Baldwin se leva et alla ouvrir la fenêtre pour nous apporter un peu de fraîcheur.

– C’est tout de même suffisant pour causer de lourdes pertes sur un assaut à pied.

Le flash que j’avais eu durant mon sommeil ne m’avait pas indiqué la façon de détruire l’émetteur : juste le principal élément de cette destruction. Il nous fallait mettre au point un plan d’attaque et la chose n’était pas gagnée.

– Très bien, repris-je. De quels moyens de transport dispose-t-on ici ?

– Pas grand-chose, intervint un des deux hommes qui n’avait pour l’instant rien dit.

Je l’avais déjà vu lors du briefing de l’après-midi, et profitai de sa remarque pour déchiffrer le nom inscrit sur son uniforme : Cluttel. Sergent Cluttel. Son visage buriné traduisait une grande fatigue, et sa barbe naissante indiquait que Baldwin l’avait tiré du lit de manière précipitée.

– Il nous reste deux hoovers Urbanburst, reprit-il, une motopatrouille Sierra et quelques propulseurs dorsaux : pas de quoi fouetter un chat. À part la moto qui dispose d’une tourelle, les autres ne disposent d’aucun armement.

Le capitaine revint vers moi, et s’assit sur le bureau encombré.

– Et si vous nous disiez ce que vous avez en tête, Mc Eily ?

– Je vais y venir, capitaine. Dans un premier temps, il faut récupérer mon appareil. Vous savez où il se trouve ?

Baldwin lança un regard interloqué à Madillan.

– Aucune idée… Je suppose qu’il est toujours là où nous vous avons trouvé.

– À moins que les rebelles ne s’en soient emparés, précisa la jeune femme, mais il y a peu de chances qu’ils aient réquisitionné des ressources pour récupérer une épave. Pas tant qu’ils ne seront pas totalement maîtres des lieux.

Me voyant venir, le capitaine prit les devants.

– Et il n’est pas question que je mobilise qui que ce soit pour récupérer une carcasse, Mc Eily. Le moindre soldat encore valide ici occupe un poste vital, nous ne pouvons nous priver d’aucun d’entre eux.

– Il va bien le falloir, capitaine. Lorsque vos hommes auront trouvé mon Ripper, il faudra qu’ils démontent le compartiment moteur et ramènent le bloc de propulsion ici.

Madillan me lança un regard interrogateur.

– C’est une prise de risque inconsidérée ! Cela représente un travail colossal Mc Eily, surtout de nuit et en territoire hostile… Que voulez-vous qu’on fasse du moteur de votre appareil ?

Je tirai sur ma clope et but une gorgée de café avant de répondre.

– Mon appareil n’est pas un Ripper ordinaire, c’est un prototype expérimental.

Le capitaine se redressa et, faisant quelques pas vers moi, me regarda en arquant les sourcils.

– Quel genre de prototype ?

– Ces informations sont confidentielles, mais je pense qu’au vu des circonstances il vaut mieux que je vous tienne au courant… Le haut commandement a chargé le Manta de diriger les tests concernant un prototype de propulsion par fusion plasmique. Nous étions en plein exercice lorsque les rebelles nous sont tombés dessus et une avarie du moteur m’a forcé à me poser sur Naphréus.

– Ne le prenez pas personnellement Mc Eily, intervint Baldwin, mais j’ai un peu de mal à croire qu’on confie un prototype de cette importance à un airman de première classe.

– J’ai malgré moi joué un certain rôle dans les événement de Vargas qui ont conduit à la destruction du neutralisateur photonique expérimental de l’Alliance. Je pense que le commandant Rafferton a vu ici une opportunité de m’en récompenser… Et je suis plutôt bon pilote à ce qu’on dit, malgré mon inexpérience.

– Admettons. Que voulez-vous que nous fassions du propulseur, a fortiori s’il est en panne ?

– Capitaine, j’ai vu des images du laboratoire qui a développé le premier prototype de pompe à fusion plasmique. Ils ont fait une erreur lors de la mise en route et la fusion est devenue instable.

– Et qu’ont révélé les images ?

– Rien.

– Rien ?

– C’est tout ce qui restait du labo, capitaine.

Le type qui n’avait encore rien dit fit un pas en avant. C’était sa première manifestation d’intérêt, et le fait qu’aucun grade ne figure sur ses vêtements me fit supposer qu’il pouvait s’agir d’un scientifique civil.

– Je commence à voir où veut en venir l’airman Mc Eily, capitaine. La fusion plasmique, amorcée par une pompe à neutron, développe ensuite une énergie phénoménale, et exponentielle. Livrée à elle-même, elle gagne en intensité et se développe jusqu’à son seuil de saturation, qui se traduit par une explosion. C’est pour cette raison que toutes les centrales à fusion utilisent un compresseur, chargé de contrôler l’énergie libérée.

– Au fait John, par pitié pas de cours de physique à quatre heures du matin, soupira Baldwin.

– Je pense que si on peut récupérer le propulseur, il devrait être possible de le transformer en bombe.

Les yeux du capitaine étincelèrent d’un éclat farouche.

– Puissante ?

– Tout dépend de la taille du propulseur capitaine, je ne savais même pas que nous avions réussi à miniaturiser suffisamment une centrale plasmique pour l’intégrer à ce type d’appareils. Mais je dirais que nous ne devrions pas être au-dessous du seuil de puissance d’une torpille de type 4.

– Largement de quoi raser ce putain d’immeuble, donc. Madillan, voyez avec Cluttel combien d’hommes il va nous falloir pour récupérer ce truc, et de qui on peut se passer pendant quelques heures ! John, réveillez votre équipe et commencez à réfléchir au moyen de transformer cette chose en engin infernal. Mc Eily, vous commencez à me plaire. Venez avec moi, on a d’autres éléments à mettre au point.

***

Baldwin m’avait emmené dans son bureau, où nous étions assis face à face depuis un bon moment, en silence. Il semblait perdu dans ses pensées et j’hésitais à le tirer de sa torpeur. Il finit par se relever subitement et, se dirigeant vers une grande armoire métallique, en tira une petite boîte en bois.

– Cigare Mc Eily ? Vous m’avez apporté la première bonne nouvelle depuis de trop longues journées, j’ai envie de fêter ça.

– J’en prendrai un quand nous aurons réussi à faire sauter cet immeuble, sir.

Il se rembrunit un peu et reposa la boîte sur la table.

– Très bien. Exposez-moi la suite de votre plan, en attendant le retour de la patrouille.

– Il n’y a pas de suite, capitaine. Je n’ai aucune idée de la manière dont nous pouvons amener le colis à destination.

– Je vois. Vous avez raison Mc Eily : il est encore un peu tôt pour crier victoire.

Il se rassit et croisa les bras derrière sa tête.

– Peut-être pourrions-nous utiliser les propulseurs dorsaux pour balancer la bombe sur l’immeuble ? hasardai-je.

– Non, ça ne marchera pas. Il faudrait au moins trois ou quatre personnes, peut-être plus, pour porter cet engin. Les manœuvres seraient trop compliquées à coordonner, et les soldats beaucoup trop vulnérables aux tirs ennemis. Les propulseurs ne sont pas assez rapides, ni maniables.

– Et pour ce qui est d’utiliser un hoover ? Escorté par la motopatrouille, nous pourrions…

– Ils se casseraient tous les deux le nez sur les barrages. D’après les premières estimations de John, il faudrait que la bombe soit déposée au pied du bâtiment – et si possible à l’intérieur – pour que nous soyons sûrs de le pulvériser : nous n’aurons pas droit à une seconde chance.

– Ça ne nous laisse pas beaucoup d’options…

Nous nous murâmes tous les deux dans un silence méditatif, tournant et retournant les solutions imaginables dans tous les sens.

– Merde ! S’écria Baldwin. Nous sommes si près, et pourtant si loin… Si au moins nous avions un exotank, il nous suffirait d’enjamber ce foutu barrage et de…

Ses paroles déclenchèrent un nouveau flash, me projetant des mois en arrière à la surface de Macbeth.

– Mais bien sûr ! Capitaine, vous êtes formidable !

Il me regarda étrangement, cherchant en vain la provenance de mon enthousiasme.

– Expliquez-vous Mc Eily, j’ai du mal à vous suivre…

– Vos gars sont bricoleurs ?

– Pas plus que ça. Mais la peur donne des ailes, et aucun d’entre eux n’a envie de mourir ici : je suppose qu’ils sont prêts à se montrer débrouillards.

– Parfait ! Faites-les venir, vous venez d’avoir une idée de génie.

– J’en suis ravi, fit-il en allumant l’intercom.

Il me regardait toujours aussi bizarrement.

***

Sa face n’était plus qu’une plaie. Toute la partie gauche de son visage avait été arrachée par l’éclat de métal, projetant son œil hors de l’orbite. Son nez avait été emporté, laissant un gouffre sanguinolent et obscène la défigurer. Sa mâchoire, dont une partie avait été pulvérisée par l’impact, n’était plus maintenue que par des lambeaux de chair et de peau. Son bras gauche – sectionné au dessus du coude – pendait mollement le long de son flanc.

Je ne pus retenir un haut-le cœur, et me détournai brusquement pour vomir.

– Madillan !

Je m’écartai en m’essuyant la bouche du revers de la main, pour laisser passer le capitaine. Il se précipita aux côtés de la jeune femme et s’effondra en sanglots, secouant frénétiquement son corps sans vie.

Le sergent Cluttel, qui commandait le détachement chargé de récupérer le propulseur, le saisit par les épaules et l’éloigna de force à l’écart du cadavre. Baldwin hurlait comme un dément et se débattait de toutes ses forces, en proie à une véritable crise d’hystérie.

Je serrai les dents, essayant de refouler les souvenirs de la jeune femme, et de chasser son sourire enfantin de mon esprit. Un corps déchiqueté n’était jamais beau à voir, mais quand il s’agissait d’un visage connu la vision en était réellement insoutenable.

Sur les dix hommes partis chercher le propulseur, trois n’étaient pas revenus. Quatre, en comptant Madillan que le sergent avait ramenée morte sur son dos. Comme me l’expliqua un des soldats, ils avaient été repérés par un groupe de rebelles alors qu’ils achevaient de démonter le propulseur. Le combat avait fait rage dans la rue, avant que les attaquants ne leur balancent des grenades pour détruire l’épave.

Madillan et un autre soldat avaient été tués par l’explosion.

J’aperçus distraitement le groupe scientifique récupérer le propulseur, et se diriger vers le labo improvisé qui avait été établi dans le hangar des hoovers.

Au moins, ils étaient parvenus à récupérer le moteur : ça nous laissait une chance de sauver notre peau.

***

Je pris subitement conscience de la main sur mon épaule : on me secouait. Ouvrant un œil, je découvris le visage du sergent Cluttel penché sur moi, alors que me revenaient les événements de la matinée : le retour de l’expédition, qui s’était soldé par la mort de Madillan et de trois autres soldats. La crise de Baldwin, l’intervention de l’équipe de recherche… J’étais resté seul dans la cour un long moment, cherchant à mesurer ma part de responsabilité dans la mort de la jeune femme, avant de retourner dans le bureau qui me servait de chambre, terrassé par la fatigue et le remords. J’avais dû finir par m’endormir.

– Debout airman, le capitaine veut vous voir.

Je me levai, mon corps endolori se rappelant douloureusement à mon bon souvenir. Je suivis Cluttel un moment, jusqu’à la salle de briefing où nous attendaient Baldwin et les membres de l’équipe de recherche.

Le sergent s’effaça pour me laisser entrer, fermant la porte derrière nous. Le capitaine leva la tête en nous entendant arriver, et me fit signe d’avancer.

– Ah Mc Eily, nous vous attendions.

Il s’était recomposé un visage humain, et malgré ses yeux rougis par les larmes, je lisais une froide détermination dans son regard.

– Je me sens responsable de ce qui est arrivé au caporal Madillan, capitaine : j’ai cru comprendre que sa mort vous avait personnellement affecté. Je vous présente mes condoléances.

Baldwin réprima le frisson qui traversa son visage, avant de me répondre dans un souffle.

– Merci Mc Eily. Vous n’y êtes pour rien, les rebelles sont les seuls responsables. Et Madillan connaissait les risques, comme chacun de nous.

Puis, baissant les yeux, il ajouta presque pour lui-même :

– C’était ma sœur, elle aurait fêté son vingtième anniversaire le mois prochain.

Il releva le visage brusquement, une moue féroce lui barrant le visage.

– Je vous jure que les rebelles se rappelleront de la fête que je vais leur préparer…

John fit un pas en avant, et déposa une série de plans sur la table.

– Nous sommes parvenus à réactiver la pompe à neutrons du propulseur plasmique. On a ensuite fixé un module d’allumage récupéré sur un des hoovers pour amorcer la mise à feu. Ce dernier est couplé à des charges explosives de faible puissance, fixées au compresseur. Si tout se déroule comme prévu, elles se déclencheront moins de cinq minutes après la mise en route de la fusion, détruisant le compresseur et la rendant incontrôlable. L’explosion devrait avoir lieu moins de trente secondes après.

– Beau boulot John. Vous pensez qu’elle sera suffisante pour détruire l’immeuble ?

– C’est plus que probable, si elle est suffisamment proche des fondations.

– Parfait. Et pour ce qui est du plan d’approche de Mc Eily ?

– Je pense que j’ai compris le principe dont il s’agit. Nous avons fait un test sur le deuxième hoover, à l’arrêt : ça a fonctionné même s’il est difficile de déterminer quel en sera le résultat à pleine vitesse.

Baldwin s’assit à son bureau, et s’alluma une clope.

– Si votre plan fonctionne, Mc Eily, il faudra tenir les rebelles à l’écart suffisamment longtemps pour que l’explosion se déclenche : nous ne pouvons pas prendre le risque de les laisser désamorcer la bombe. J’ai réfléchi à une solution pendant que vous dormiez : elle a de bonnes chances de fonctionner.

Je me servis une tasse de café, histoire de m’éclaircir les idées.

– Qui va piloter le hoover ? risquais-je.

– J’ai demandé à Cluttel de m’amener tous les pilotes encore valides sur cette base.

Je parcourus machinalement la pièce des yeux, avant de comprendre qu’il parlait de moi.

Il leva la main, faisant taire l’objection que je m’apprêtais à formuler.

– Je sais que vous n’êtes pas en grande forme, Mc Eily. Mais vous êtes le seul ici qui sache piloter ce type d’appareil en situation de combat. Et je ne peux pas prendre le risque d’envoyer quelqu’un qui ne soit pas à la hauteur : nous n’avons pas le droit à l’erreur.

– Sauf votre respect, capitaine, je ne suis pas sûr d’être à la hauteur. Surtout dans cet état et…

– Vous m’avez dit être un bon pilote, je vous crois. Et vous avez réussi à vous poser en catastrophe sans vous tuer : c’est assez révélateur. Je ne pense pas qu’on vous aurait confié le pilotage d’un prototype comme celui-ci si vous n’en étiez pas capable.

– Mais je…

– Ne m’obligez pas à vous l’ordonner, airman.

Ma vie se résumerait-elle à d’éternelles parties de poker, dépendantes de bricolages incertains ? Résigné, je murmurai mon accord.

– Entendu, capitaine. Je piloterai le hoover.

***

J’étais installé aux commandes du gros Urbanburst qui ronronnait doucement face à la porte. John m’avait indiqué les différentes commandes qu’ils avaient rajoutées au tableau de bord. J’avais à peine plus à faire qu’appuyer sur un bouton au bon moment : si tout se déclenchait comme prévu, notre plan avait des chances de fonctionner.

Baldwin m’avait accompagné jusqu’au cockpit, et se hissa sur le marchepied pour les ultimes recommandations.

– On compte tous sur vous ici, Mc Eily. Dès que nous aurons le signal, nous lancerons un message de détresse à l’attention du Manta.

J’acquiesçai d’un hochement de tête.

– Bonne chance mon vieux.

Il me donna une petite tape sur le casque, avant de redescendre les échelons. J’activai la fermeture de la verrière, et m’installai confortablement aux commandes. J’avais refusé de prendre des antidouleurs : mon dos me faisait un mal de chien, mais je craignais qu’une drogue quelconque ne diminue mes réflexes.

Les gardes s’étaient regroupés devant la grande porte, prêts à l’ouvrir et à la refermer aussitôt derrière moi. L’équipe chargée de me récupérer, à quelques blocs de l’émetteur, était partie une heure avant, par les égouts. Les défenses de la base s’en trouvaient dangereusement affaiblies, mais Baldwin avait décidé d’en finir avec la prudence et de se débarrasser des rebelles à n’importe quel prix.

Prenant une grande aspiration, je levai le pouce pour signifier que j’étais prêt. La porte s’ouvrit lentement, dans un sourd grondement métallique, me livrant accès à la rue. J’enfonçai la pédale des gaz à fond et le hoover se jeta en avant, poussé par son énorme réacteur. Quelques tirs vinrent percuter le blindage, alors que je filais sous le nez des guetteurs rebelles qui surveillaient Sarabban heights, et s’empressaient probablement de donner l’alerte. J’avais mémorisé tous les barrages que les éclaireurs avaient rapportés dans les rues avoisinantes, et suivais l’itinéraire qui me permettait d’en éviter un maximum : il n’y en avait qu’un seul à franchir, et pour peu qu’il ne soit pas trop important le hoover était en mesure de passer au travers.

Les immeubles défilaient à toute vitesse sur les côtés alors que je glissais sur la chaussée magnétique et débouchai, deux rues plus loin, dans une vaste avenue commerciale. Le barrage se déployait une centaine de mètres plus loin, les carrosseries des véhicules étincelant au soleil. J’aperçus le sursaut des gardes, frappés de stupeur alors que je filais sur eux à toute allure, dans un vrombissement assourdissant. Ils ne furent pas longs à se ressaisir, et ouvrirent le feu aussitôt après s’être jetés sur leurs armes. Je ne craignais pas les balles, dont le claquement sinistre se faisait entendre à chaque ricochet contre le lourd blindage du hoover, et maintins ma trajectoire. J’aperçus le point que j’estimai aussitôt comme le plus faible du barrage : la jonction entre deux véhicules que rien ne maintenait fixé entre eux. Donnant encore un peu plus de gaz, je basculai le réacteur en surrégime un bref instant, pour lui donner un surplus de puissance. Les gardes s’écartèrent au dernier moment, alors que je me cramponnais de toutes mes forces aux commandes, prêt à l’impact.

La collision fut assourdissante, les deux voitures éclatant sous le choc au moment où le hoover défonçait les fortifications. Emporté par son élan et sa masse, il pulvérisa les caisses et autres bidons que les rebelles avaient empilés derrière les véhicules, projetant des débris métalliques dans toutes les directions. Je rouvris les yeux juste après, redressant le nez de l’Urbanburst et laissant le barrage disparaître derrière moi. L’appareil avait tenu le coup, et semblait en état de parcourir les dernières centaines de mètres qui me séparaient de l’objectif.

Je me concentrai sur les commandes, conscient que l’opposition risquait d’être plus féroce sur la seconde ligne de fortifications. Jaillissant entre deux bâtiments, j’aperçus l’immeuble au sommet duquel se dressait la cloche de Faraday : la haute tour vitrée se présentait comme sur les photos, imposante structure de verre et d’acier au pied de laquelle s’étalaient les défenses des rebelles. Les véhicules stationnés étaient renforcés de sacs de sable, et de défenses antichar. J’aperçus, derrière les protections, les soldats déjà en position qui ajustaient leurs tirs. Il m’aurait fallu plusieurs roquettes HE pour faire le ménage devant le bâtiment, et avoir une chance de pénétrer dans la petite cour intérieure : je n’avais pas le choix il fallait m’en tenir au plan, en espérant que John et ses potes ne s’étaient pas plantés. Les yeux rivés sur le barrage, je surveillais attentivement le moindre mouvement des gardes, prêt à réagir au premier geste suspect. Il ne se fit pas attendre, les rebelles ouvrant le feu en même temps alors que je parvenais à portée de tir. Il y eut plusieurs impacts de balles, certains heurtant même le verre blindé du cockpit, avant que je ne remarque le lance-roquettes posté sur la gauche. J’eus à peine le temps de faire un écart, au moment où il fit feu. La traînée de flammes me frôla, la roquette achevant sa course dans la vitrine d’une boutique qui vola en éclats dans mon dos. Je redressai le cap in extremis en frôlant la façade d’un immeuble, et filai droit sur la tour.

C’était le moment. Posant le doigt sur le bouton que m’avait indiqué John, je le pressai après une seconde d’appréhension : La bombe était armée, dans moins de cinq minutes, il ne resterait rien de cette tour, ou je serais mort.

L’un n’excluant pas l’autre, d’ailleurs.

Il était trop tard pour freiner. Serrant les dents, je débloquai la deuxième commande et enfonçai la pédale d’accélération à fond pour les derniers mètres : le réacteur ne me servirait plus à rien dans moins de dix secondes, peu importait qu’il claque maintenant. Calé au fond de mon siège, je fixais le rempart de défenses qui approchait à toute allure.

Cinquante mètres.

Trente.

Dix.

Les tirs crépitaient de toutes parts, les rebelles s’éloignant du barrage devant l’imminence de l’impact.

***

Je pressai le second bouton, comme prévu, et fermai les yeux : il n’y eut pas d’impact. Le hoover s’envola, bondissant au-dessus des fortifications sous le regard médusé des soldats. Puis, progressivement déséquilibré par le souffle du réacteur, l’arrière bascula vers l’avant. Je culbutai, cul par-dessus tête, à la rencontre de l’immeuble. Le sol défilait sous mes yeux, une dizaine de mètres plus bas, et c’est à peine si je perçus l’impact contre la façade du bâtiment. L’appareil traversa la paroi dans une assourdissante déflagration de verre brisé, pulvérisant sur son passage le mobilier de bureau et les poteaux de plastine qui soutenaient le plafond. Le hoover racla tout sur son passage avant de s’immobiliser brutalement – et à l’envers – contre un mur porteur. La structure trembla un instant, puis tout redevint calme.

J’étais suspendu dans mon harnais, complètement sonné par le choc et les secousses qui l’avaient suivi. Ce dingo de John avait réussi… Je me revoyais lui décrire le show auquel j’avais assisté quelques mois plus tôt, sur une base de Macbeth : un type faisait passer un hoover au travers de cercles enflammés, avant de simuler une faute et de se précipiter à toute vitesse contre un mur. Et au moment où tout le monde retenait son souffle, pensant qu’il était foutu, le hoover sautait par-dessus le mur, comme une puce. Le seul moyen théorique d’y parvenir sans de lourdes modifications techniques, m’avait-il expliqué, était de jouer sur les bobines attracto-répulsives. Le hoover fonctionnait sur un principe simple : trois électro-aimants situés sous le châssis généraient un champ magnétique opposé à celui de la chaussée, permettant à l’engin de glisser au-dessus de sa surface. L’aimant central émettait sur la polarité opposée à la route, pour en éloigner le hoover, les deux autres, réglés plus faiblement, étant de la même polarité pour stabiliser l’appareil à la distance voulue. En jouant avec la puissance de répulsion des différents aimants, le pilote pouvait rapprocher ou éloigner son appareil de la route, lui faisant gagner au choix altitude (et inertie) ou stabilité.

John avait eu l’idée simple mais géniale de bidouiller les deux bobines stabilisantes, et d’en inverser subitement la polarité en les poussant au maximum. Couplé à un alternateur magnétique, du type de ceux utilisés pour amplifier le champ magnétique et permettre le pilotage d’un hoover sur des routes normales ou en tout terrain, on devait obtenir une puissance répulsive suffisante pour faire décoller l’appareil.

Il avait vu juste.

Je commençais à reprendre mes esprits, le nuage de poussière soulevé par l’impact s’estompant progressivement autour du hoover. Chaque seconde comptait : je n’avais pas de temps à perdre. Détachant les boucles d’attache du harnais, je m’effondrai aussitôt sur la vitre de la cabine. Elle était fendue, mais le blindage avait tenu le coup.

M’appuyant contre le fauteuil, je balançai plusieurs coups de rangers dans la fissure du cockpit. La fêlure s’agrandit, se propageant en étoile sur toute la surface du verre, avant de voler en éclats dans un sinistre craquement. Passant à travers, je m’effondrai sur le sol et roulai aussitôt sur le côté pour me mettre à couvert, mon Sig Sauer à la main. Me dirigeant vers l’arrière du hoover, je tentai d’atteindre la poignée du coffre de transport, les yeux rivés sur le décompte de ma montre.

Plus que deux minutes.

Cette foutue serrure était hors d’atteinte, nous n’avions pas prévu lorsque nous avions imaginé cette étape, que le hoover se retournerait durant la manœuvre… Jetant un œil aux alentours, j’avisai une chaise de bureau, que le choc avait projetée contre un bureau renversé. Je courais vers elle, lorsque deux rebelles débarquèrent, l’air halluciné.

Pas le droit à l’erreur. Pas maintenant.

Abandonnant la chaise, je me jetai au sol et ouvris le feu, le K232 tressautant dans ma main à chaque détonation. Les deux intrus, stoppés dans leur élan, s’effondrèrent dans l’encadrement de la porte. Je leur consacrai un dernier regard, le temps de m’assurer qu’ils ne portaient pas de gilet pare-balles, et réprimai aussitôt un haut le cœur : ils n’étaient même pas armés. Deux couillons qui n’avaient probablement débarqué ici que pour voir ce qui se passait. Reprenant mes esprits, je m’emparai de la chaise et la balançai contre le hoover avant de grimper dessus et de déverrouiller la serrure du coffre latéral.

J’avais beau me répéter que ça ne changeait rien, que quoiqu’il arrive dans moins de deux minutes tous les occupants de cet immeuble seraient réduits en poussière, je ne parvenais pas à me faire à l’idée de ce qui venait de se passer : c’était la première fois que j’ouvrais le feu sur quelqu’un de désarmé.

Je défis les fixations des bonbonnes de gaz qui manquèrent de m’assommer en se détachant, et tombèrent sur le sol dans un vacarme assourdissant. Sautant au bas de la chaise, j’enfilai mon masque à gaz et m’emparai de la valve.

Deux autres rebelles firent irruption dans la salle, une rafale claquant aussitôt sur la carcasse du hoover.

Au moins, ceux là sont armés.

M’accroupissant derrière l’aileron, je m’escrimai sur la valve qui finit par céder, projetant en l’air une longue traînée de gaz rouge miroitant. Je me redressai et ouvris le feu au jugé pour leur faire baisser la tête puis, orientant la bonbonne dans leur direction, je la poussai violemment du pied. La bouteille fila, roulant sur elle-même en crachant son gaz dans toutes les directions. Deux autres rafales ricochèrent sur le blindage au-dessus de moi, et je relevai la tête juste à temps pour apercevoir les rebelles ouvrir des yeux écarquillés d’horreur alors que le gaz répandait ses tentacules écarlates dans la pièce.

– Amok !

Ils disparurent aussi subitement qu’ils étaient apparus, immédiatement suivis par le hurlement strident de l’alarme incendie. Les portes coupe-feu s’abattirent aussitôt, condamnant toutes les issues de la pièce.

Le plan de Baldwin avait fonctionné : il y avait environ trois mois de ça la garnison Confédérée de Padillan, désespérée et encerclée par les xenops, avait utilisé un nouveau prototype de gaz pour défendre sa position. L’homme a toujours aimé le gaz, m’avait dit le capitaine, depuis qu’il est en mesure de jouer à l’apprenti chimiste : du gaz moutarde à l’agent orange, en passant par le Sarin ou le Zyklon B; des gaz purulents de Markys aux gaz stérilisants de Nakomo, on ne fait que renouveler à chaque époque une ancestrale tradition de destruction chimique.

Les xenops, probablement plus civilisés que nous sur ce point, n’en utilisent pas. Toutefois, devant l’horreur que Padillan a révélée, nombreux sont nos analystes qui pensent qu’ils risquent de réviser prochainement leur point de vue sur ce sujet.

Quoiqu’il en soit, ces images avaient fait le tour de la galaxie : les corps, saisis par les volutes de gaz, voyaient leur peau se décoller. Les visages, tordus par la douleur, aux yeux révulsés glissant hors de leurs orbites au fur et à mesure que fondaient les chairs brûlées… Puis les convulsions, les spasmes, les hémorragies éruptives… Les victimes devenaient folles de douleur, s’entretuant, se mutilant, se déchirant elles-mêmes les entrailles pour abréger leurs souffrances. Le gaz attaquait tout, êtres vivants, tissus, véhicules. Les protections chimiques habituelles ne suffisaient pas, il les rongeait comme tout le reste. Les xenops avaient été repoussés, mais ça n’avait pas sauvé les Confédérés, qui furent les premières victimes de leur arme.

Nous avions encore tous à l’esprit l’image de ces nuages rouges, aux reflets miroitants dans l’air, hypnotiques et mortels. L’Amok Rouge, comme on l’avait surnommé après le carnage de Padillan, hantait chacune de nos mémoires. Baldwin avait eu l’idée brillante de teinter en rouge du gaz incapacitant H13 – déjà une belle saloperie en soi – et d’y ajouter de la limaille de fer pour le faire scintiller à la lumière. Les rebelles allaient sûrement mettre plus de deux minutes à se demander comment nous avions fait pour nous en procurer, et s’étonner que nous soyons assez cinglés et désespérés pour l’utiliser. Leur premier réflexe avait naturellement été de foutre le camp, et si certains entraient malgré eux en contact avec le gaz, le H13 se chargerait sans aucun problème de leur faire croire qu’ils allaient mourir.

Je détachai la seconde bonbonne, et après l’avoir ouverte, la déposai près de la baie vitrée fracassée. Le nuage de gaz se propagea rapidement au-dehors, se déployant en inquiétantes volutes alors que les hurlements terrifiés me parvenaient du sol, où les gardes abandonnaient leurs positions pour se mettre à l’abri.

La panique était à son comble. Je récupérai le propulseur dorsal dans le coffre du hoover, et jetai un dernier coup d’œil à ma montre : il restait moins de trente secondes et même si les rebelles comprenaient que nous bluffions, il était trop tard pour qu’ils parviennent à désamorcer la bombe. Attachant rapidement le harnais je me plaçai face à la fenêtre et, après une dernière hésitation, me jetai dans le vide en activant le propulseur.

Le réacteur s’alluma, me projetant en avant au travers de l’épaisse couche de gaz qui dansait dans la rue, ballottée par le vent. Je perçus quelques tirs isolés dans la confusion mais la fumée rouge m’entourait de son voile protecteur et aucun ne m’atteignit. Le nuage se déchira brusquement autour de moi et, toujours porté par le propulseur, je m’engouffrai dans la rue avoisinante après avoir tourné au coin. Une cinquantaine de mètres plus loin, j’aperçus l’équipe de récupération au point de rendez-vous et les rejoignis en douceur, aussitôt escorté par les soldats en arme.

– Mc Eily ! Vous avez réussi ?

Je me retournai sans un mot en direction du bâtiment. Il ne se passait rien et l’explosion aurait déjà dû avoir lieu.

– Peut être que les charges supposées détruire le compresseur n’ont pas fonctionné ?

Le soldat dirigeant l’escouade me tira en arrière, la main sur l’épaule.

– On n’a pas le temps de chercher une explication, les rebelles seront sur nous dans un instant. Venez !

La déflagration me déchira les tympans, enflant et grondant tel un monstre incontrôlable et furieux. Le souffle nous balaya, pauvres petits fétus de chair, projetés au sol par la puissance que nous avions eu l’audace de libérer. Levant les yeux au ciel, j’aperçus la tour se soulever dans les airs, posée sur un nuage de débris et de poussière avant que les façades des immeubles ne volent en éclat, victimes de la seconde vague explosive.

Je parvins à ramper jusqu’à la bouche d’égout que me désignait les soldats, aussitôt avalé par un puits sans fond à l’obscurité salvatrice.

***

J’émergeai péniblement, poussé au cul par le caporal Kiddle – il m’avait indiqué son nom dans les ténèbres des égouts – au beau milieu de la cour de Sarabban Heights. Baldwin m’aida à m’extirper du conduit, et me balança aussitôt une grande claque entre les omoplates.

– Bien joué Mc Eily ! C’était un foutu feu d’artifice !

Je parvins à lui sourire faiblement.

– Ça vous a plu ?

– On a perçu la secousse jusqu’ici, les rebelles ont dû la sentir passer ! Plus sérieusement Mc Eily, nous sommes parvenus à contacter le Manta. Ils ont prévenu les garnisons des systèmes environnants de la situation ici, et nous envoient une escadrille de leurs meilleurs appareils pour dégager les alentours et faire une petite reconnaissance. Le vent est en train de tourner.

J’acquiesçai avant de m’effondrer dans ses bras, à bout de forces. Lorsque je repris mes esprits, le crépuscule répandait ses lueurs écarlates sur les murs de ma chambre, au travers des stores à demi baissés.

– Mc Eily, vous vous réveillez enfin ! Ça fait cinq minutes que j’essaie de vous faire émerger…

– Sergent ? Que se passe-t-il ?

– Baldwin vous attend dehors, il a une surprise pour vous.

Me levant péniblement, j’emboîtai le pas à Cluttel en direction du toit. L’air lourd charriait une odeur de mort et de fumée. Nous suivîmes l’escalier extérieur, longeant les terrasses. Les échos des bombardements nous parvenaient, premières manifestations auditives du déchaînement de violence imminent.

– Ah voilà notre talentueux airman. Approchez Mc Eily !

– Baldwin ? Que se passe-il ?

– Vos petits amis du Manta ont commencé leur travail de nettoyage : les rebelles en prennent plein la gueule !

Tout autour de nous, des colonnes de fumée s’élevaient en de nombreux endroits de la ville. Un peu surpris de n’avoir rien entendu des explosions, je me tournai vers le capitaine.

– Vous m’avez fait monter pour ça ?

– J’ai pensé que vous seriez heureux d’apprendre que nous étions sauvés : les renforts de troupes terrestres arriveront demain matin à bord du transporteur Marduk.

Baldwin attrapa la radio sur laquelle défilaient continuellement les échanges de coordonnées, et effectua quelques réglages.

– Sergent ? Il est ici, près de moi, vous pouvez parler.

Une voix retentit dans le haut parleur, couverte par un incessant grésillement.

– Recall ? C’est bien toi vieille fripouille ?

J’arrachai presque la radio des mains du capitaine, en reconnaissant Shadow.

– Shadow, vieux coyote ! Tu devais venir me récupérer salopard ! Tu t’es perdu en chemin ?

– Ouais, ouais… Je ne t’ai pas dit quand j’allais venir, tu as toujours été impatient ! Écoute, je confirme ta position à Rafferton, le hamac sera là dans moins d’une heure pour te récupérer.

– Impeccable mon grand, je commence à avoir le mal de terre ici…

– À ta place je ne serais pas trop pressé de rentrer, il va falloir expliquer au commandant ce qui est arrivé à son précieux prototype… J’espère pour toi que les rebelles ne s’en sont pas emparés ?

Je jetai un œil à Baldwin, avant de répondre.

– Disons qu’ils ont approché le propulseur, un bref instant, mais je doute qu’ils aient pu en tirer grand-chose. Tu n’as qu’à lui dire que Donnovan avait raison : il y a eu des turbulences dans la pompe à neutrons.

***

J’étais allongé sur ma couchette, le regard perdu dans la blancheur immaculée du plafond. Baldwin avait fait un rapport élogieux à mon sujet, qui m’avait dispensé des réprimandes pour avoir désobéi aux ordres concernant l’autodestruction du Ripper. Mais je n’étais pas pour autant exempté du rapport détaillé à remettre au commandant…

– Tu n’écris pas ton compte-rendu ?

Je me redressai sur un coude, jetant un œil au petit robot qui me regardait intensément. Son regard bleu étincelant exerçait toujours sur moi la même fascination, après tous ces mois passés en sa compagnie.

– Je vais m’y mettre Daneel, je remets juste mes idées en place.

– Quelque chose te tracasse ? Tu trouves la réaction de la Confédération excessive ?

– Excessive ? Daneel, des fois tu m’inquiètes vraiment… Les rebelles ont fomenté une véritable révolution sur Naphréus : ils ont détruit des véhicules, des immeubles militaires. Tué des centaines de soldats Confédérés. Tu t’attendais à ce qu’on leur retire leurs armes et qu’on leur dise de ne pas recommencer ?

– Ils n’ont fait que s’élever de la seule manière laissée à leur disposition contre une situation qu’ils trouvaient absurde et injuste.

– Tu as de ces mots…

– C’est exactement ce que tu as fait en refusant de laisser exploser le Ripper et de mourir à son bord.

Je me levai d’un bond, scandalisé.

– Merde Daneel, ne mélange pas tout, ça n’a rien à voir !

– Non ?

Je fermai les yeux pour me calmer, et allai chercher une des bières que je planquai dans la gaine d’aération. J’avais emprunté cette habitude à Joker lorsque je faisais mes premiers pas sur le starport de Raffon, et c’était depuis, devenu une sorte de tradition.

– Tu n’étais pas en bas Daneel, tu n’as pas vu ce qui s’y passait. Les rebelles n’ont que ce qu’ils méritent, crois-moi.

– Alors pourquoi laissent-ils le capitaine Baldwin diriger les représailles ?

– Baldwin est plein de bon sens. Nous en avions parlé avant la mort de sa sœur, si la Confédération l’avait écouté plus tôt il n’y aurait jamais eu de rébellion.

– Mais aujourd’hui, c’est un homme brisé, qui connaît parfaitement le terrain et qui souffre suffisamment pour trahir le serment que vous avez tous fait.

– Le serment ? De quoi parles-tu ?

Le robot se raidit, sans un simulacre grotesque de garde à vous, avant de réciter le plus sérieusement possible la petite phrase que nous avions tous prononcée, le jour de notre acceptation.

– « Nous faisons le serment de servir et de protéger l’humanité, sans distinction ni condition, partout où elle sera en danger, contre la menace xenops et toute autre à venir. » Je n’ai pas l’impression qu’en appliquant une tolérance zéro visant une reddition sans prisonniers, le capitaine prenne soin de l’ensemble de ses frères humains. Les rebelles font autant que vous partie de l’humanité, Mc Eily.

– Tu aurais dû voir les restes de la petite Madillan, Daneel. Son corps ne ressemblait plus à rien. Je comprends ce que doit ressentir Baldwin.

– Alors tu es mieux placé que quiconque pour comprendre ce que doivent ressentir les rebelles. Sais-tu combien de Madillan on a retiré des restes de la tour que tu as détruite ?

Ma main se crispa sur la cannette. Insensible au trouble qu’il venait de semer, il continua de sa petite voix régulière.

– Si tu veux mon avis, Mc Eily, il n’y a qu’un seul vainqueur dans cette histoire. Et il ne se trouve pas sur Naphréus.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– La Confédération a dû mobiliser beaucoup de troupes pour mater cette rébellion, et elle sera amenée à le faire régulièrement sur d’autres mondes, pour éviter d’autres soulèvements. Ce faisant, elle affaiblit le front contre l’Alliance. Les rebelles sont en train de subir un sérieux revers sur Naphréus, mais il n’est que temporaire. L’exemple que vous êtes en train de faire ici va parfaitement fonctionner : toutes les planètes humaines vont en entendre parler. Cela va cristalliser l’amertume, la frustration et la colère de milliers d’autres rebelles qui ne seraient jamais passés à l’acte sans ça. Le massacre de Naphréus ne sera jamais oublié, Mc Eily. Vous êtes en train de donner sa meilleure raison d’être à la rébellion.

– Tu es en train de me dire qu’on aurait dû fermer les yeux ?

– Je suis en train de te dire que les seuls à qui cette situation profite, sans qu’ils n’y aient rien perdu, ce sont les xenops.

Je me levai, exaspéré par les propos du robot.

– Je vais faire un tour, j’ai besoin de m’aérer le cerveau.

– Tu viens de remporter ta première défaite, Mc Eily. Ça n’est jamais facile à accepter.

La porte se referma derrière moi dans un chuintement, alors que s’élevaient dans ma tête les milliers de voix des martyrs de Naphréus.

 

 

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